Si le Liban a réussi à sauver la face en affichant il y a quelques jours une position unifiée devant Amos Hochstein, le médiateur américain chargé du dossier du tracé de la frontière maritime avec Israël, cela ne signifie pas pour autant que les tiraillements entre les responsables politiques, principalement entre le chef de l’État Michel Aoun et le président de la Chambre Nabih Berry, aient complètement disparu. Certes, le mot d’ordre était à la nécessité de sauver les meubles et de renforcer la position libanaise face aux ambitions et provocations israéliennes. Un objectif qui n’était réalisable qu’en harmonisant a minima la position officielle libanaise. Beyrouth a réclamé mardi dernier l’élargissement de la ligne 23 pour inclure la totalité du champ de Cana. Une proposition transmise par le chef de l’État après accord avec M. Berry et le Premier ministre sortant Nagib Mikati. Sauf que, depuis que le chef de l’État s’est saisi de ce dossier comme le commande la Constitution, M. Berry, qui était au départ le principal interlocuteur des médiateurs américains, a du mal à avaler la pilule. Le chef du législatif ne manque pas de saisir la moindre occasion pour rappeler, même de façon indirecte, son attachement au fameux « accord-cadre » dont il était l’artisan et qui avait pavé la voie au lancement des négociations indirectes entre le Liban et Israël, sous médiation américaine, au siège de la Finul, à Naqoura, en octobre 2020.
Mardi dernier, Nabih Berry a réitéré sa position de principe, alors qu’il recevait M. Hochstein, dépêché au Liban pour tenter de débloquer la crise survenue avec l’État hébreu à la suite de l’envoi, dans un zone considérée contestée, d’une unité flottante d’exploitation gazière. « Ce qui se passe maintenant viole l’accord, d’une part, et prive le Liban de ses droits, de l’autre, alors qu’il permet à Israël l’extraction et la violation, ce qui menace la paix dans la région et exacerbe le caractère dangereux de la situation », a-t-il déploré. « L’accord-cadre demeure la base et le mécanisme le plus approprié au niveau des négociations indirectes, conformément aux textes qui y figurent et qui appellent à la poursuite des réunions en vue d’aboutir aux résultats désirés », a-t-il ajouté. Comment interpréter cet avis dissonant en présence du médiateur américain ? Le président du Parlement était-il véritablement sur la même longueur d’onde que Baabda et le Sérail sur cette affaire ? Des sources proches de Aïn el-Tiné assurent que si M. Berry a insisté pour que l’accord-cadre reste la référence, c’est tout simplement parce qu’il voudrait éviter que lui soient substituées les navettes diplomatiques de l’émissaire US, qui chercherait ainsi à arracher au Liban un nouvel accord obtenu auprès de ses interlocuteurs politiques, en l’occurrence le chef de l’État. Une crainte que pourraient justifier les informations selon lesquelles l’émissaire américain aurait en effet préféré alléger la procédure via des navettes diplomatiques, susceptibles toutefois de court-circuiter les négociations de Naqoura. Celles-ci avaient été entamées en octobre 2020 sur la base des revendications libanaises officielles enregistrées en 2011 auprès des Nations unies, en référence au décret 6433/2011 portant sur une zone de 860 km2 délimitée par ce qui a été appelé la ligne 23. Elles avaient ensuite été interrompues en mai 2021, lorsque la délégation libanaise de négociateurs avait annoncé sa volonté de réclamer un droit supplémentaire sur 1 430 km2 limités par la ligne 29 qui coupe en deux le champ de Karish. Mais pour être officialisée, cette revendication nécessitait l’amendement du décret 6433, ce qui n’a jamais été fait par le Liban.
Pour M. Berry, les navettes diplomatiques ne peuvent en aucun cas se substituer à la reprise des négociations indirectes avec Israël à Naqoura. « M. Berry insiste pour que l’arbitrage des Nations unies prévu dans l’accord-cadre ne soit pas occulté », commente la source proche de Aïn el-Tiné. C’était d’ailleurs à cette seule condition que le Hezbollah et Amal avaient accepté que les pourparlers démarrent. « La question est d’ordre purement technique, et il revient aux experts libanais chargés des négociations de déterminer les droits souverains, et non aux responsables politiques », estime Kassem Hachem, député du groupe parlementaire Amal de Nabih Berry, dans une pique évidente adressée à Michel Aoun.
Du bluff pur et simple
Depuis le début des négociations, le président du Parlement, soutenu par le Hezbollah sur toute la ligne, s’est abstenu d’évoquer une ligne de délimitation quelconque en espérant pouvoir imposer ce qui revient de droit au Liban. « L’accord-cadre ne précise pas les lignes de démarcation. Et M. Berry ne souhaitait pas brandir la ligne 29 dans le cadre des négociations pour ne pas donner l’impression que le Liban a fini par se désister dans le cas où il obtiendrait moins que cela », fait remarquer une figure politique qui suit de près ce dossier. Comprendre qu’il ne voulait pas faire comme Michel Aoun. Celui-ci est accusé par ses détracteurs d’avoir défendu la ligne 29 à un moment donné, dans une volonté présumée de hausser les enchères pour tenter d’obtenir auprès des Américains une levée des sanctions frappant le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil.
Devant l’intransigeance des Israéliens et voulant visiblement parvenir à un accord viable avant la fin de son mandat, le chef de l’État aurait fini par y renoncer. Pour le chef du législatif, la ligne 29 est une arme qui aurait dû être brandie en dernier ressort au cas où le Liban ne parviendrait pas à obtenir satisfaction.
« C’est du bluff pur et simple. L’accord-cadre que M. Berry ressort à chaque fois n’est autre qu’un document qui définit la procédure à suivre pendant les pourparlers. Il ne contient pas d’éléments concernant le fond, ni une stratégie de négociations quelconque. Comment peut-on entamer des pourparlers si on ne définit pas dès le départ une ligne de délimitation ? » commente Laury Haytayan, spécialiste en hydrocarbures.
Pas de cadeau
Ce n’est plus un secret de polichinelle. L’inimitié légendaire entre Nabih Berry et Michel Aoun n’a pas cessé de se manifester au détour de chaque dossier, et ce depuis le début du mandat du chef de l’État. À l’époque, le président du Parlement avait juré de lui rendre la tâche difficile et de ne lui faire aucun cadeau. Raison de plus pour qu’il ne le fasse pas aujourd’hui dans une affaire aussi cruciale dont le président espère recueillir les fruits.
« Nabih Berry ne rate pas une occasion pour se démarquer de la position de Michel Aoun », souligne Rizk Zogheib, maître de conférences en droit international à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph et avocat à la Cour. « L’accord-cadre n’a aucune force légale, puisqu’il a été conclu par le président de la Chambre qui n’a pas de prérogatives en ce sens. La mission de M. Berry est terminée. Tout va se jouer pendant les négociations », ajoute-t-il.
Une dernière raison qui expliquerait cette insistance à marteler l’accord-cadre est à rechercher dans la teneur de cet accord, qui prévoit la concomitance de la délimitation des frontières maritime et terrestre entre le Liban et Israël. Certains analystes craignent en effet que l’argument d’une finalisation des treize points disputés le long de la ligne bleue ne constitue un nouveau prétexte brandi par le tandem chiite (Amal-Hezbollah) pour faire capoter un éventuel accord maritime. Rappelons que la la ligne bleue terrestre a été tracée provisoirement par l’ONU en 2000, dans l’attente du règlement du litige sur 13 portions de territoire revendiqués par les autorités libanaises. « Cela ne devrait pas être le cas. En principe, il n’y a pas de lien direct entre les deux affaires, même si, pour Nabih Berry, la délimitation terrestre reste une constante dans sa rhétorique », lance laconiquement Kassem Hachem.
commentaires (11)
Selon un député du mouvement chiite Amal : "La question est d’ordre purement technique, et il revient aux experts libanais chargés des négociations de déterminer les droits souverains, et non aux responsables politiques." Il a raison, MAIS pourquoi la pique est adressée au seul Président Aoun, qui est dans ses prérogatives, alors que cette pique pourrait s’adresser à son propre camp chiite. J’ai toujours dis dans mes commentaires, qu’il y a trop d’intervenants dans ce débat sur la limitation de la frontière maritime et qu’il faut les limiter à un nombre beaucoup plus réduit. Seuls sont habilités peuvent négocier, et que taisent ceux qui veulent intervenir sans une bonne connaissance de cause. "Accord-Cadre", ou autre, est plutôt pour freiner l’avancée des négociations, mais le ridicule, c’est qu’on discute en donnant l’impression que dès le départ, on ne sait pas ce qu’on veut. Les lignes tracées, les revendications, et pour finir on n’est pas sûr si le seul champ de Qana a un gisement suffisamment exploitable pour croire à la manne financière. On verra l’évolution du dossier, en espérant qu’il n’on n’aura pas assez d’eau dans le gaz.
Nabil
15 h 08, le 18 juin 2022