Saisi d’un recours déposé il y a un peu moins de cinq ans, le Conseil d’État vient juste de rendre son verdict en annulant le contrat entre l’État libanais et la société Phoenicia Aer Rianta (PAC), chargée de gérer et d’exploiter les boutiques hors taxes de l’Aéroport international de Beyrouth. La société, dirigée par l’homme d’affaires Mohammad Zeidane, avait remporté en avril 2017 l’appel d’offres lancé pour confier ce marché public pendant quatre ans, une procédure également annulée par le Conseil d’État dans la même décision.
En plus de survenir un peu plus d’un mois avant le lancement d’une nouvelle procédure d’attribution, programmée pour le 14 juillet, la décision de la plus haute juridiction administrative du pays risque en théorie d’engendrer des pertes astronomiques pour un État déjà en défaut de paiement sur ses obligations en devises, dans un pays qui traverse une des pires crises économiques depuis 1850. Pour couronner le tout, le Conseil d’État tire en plus à boulets rouges sur la Direction des adjudications (DDA), rattachée à l’Inspection centrale et à qui la loi sur le nouveau code des marchés publics, adoptée il y a presque un an, donne un rôle central dans l’adaptation de la législation libanaise aux standards internationaux.
Selon le texte de la décision rendue le 26 mai et que L’Orient-Le Jour a pu consulter, la cour reproche en effet à la DDA d’avoir piloté « un appel d’offres qui manque de transparence et de garanties en termes de concurrence », contribuant à « privilégier certains candidats, à en exclure d’autres ou à limiter ceux qui peuvent y participer, ce qui représente une violation des principes de la commande publique ».
Des centaines de millions de dollars
Contacté, le directeur de la DDA retourne l’accusation et dénonce une « faute grave » commise par le Conseil d’État. « Une décision pareille doit être prise rapidement, pas plusieurs années plus tard, et cela pour empêcher dans la mesure du possible de voir certaines parties lésées et des complications financières », a-t-il notamment considéré.
Car, « contrairement à la résiliation qui annule les effets d’un contrat à partir de la date à laquelle la décision est prise, l’annulation s’applique, elle, avec effet rétroactif. Dans ce cas de figure, l’annulation du contrat engendrerait donc de faire comme si PAC n’avait pas remporté cet appel d’offres et donc contraindrait l’État à lui rembourser ce que cette société lui a déjà versé pendant près de cinq ans », s’exclame-t-il. Ce montant s’élèverait à plusieurs centaines millions de dollars, selon l’offre présentée à l’époque par l’opérateur libanais. « C’est inconcevable », ponctue le directeur de la DDA, pour qui le Conseil est supposé veiller sur les intérêts de l’État.
« Et ce qui est encore pire, c’est la façon dont le Conseil d’État se ridiculise en dérogeant au principe d’autorité de la chose jugée, en prenant une décision contraire à celle qu’il avait déjà prise il y a cinq ans, en se basant sur les mêmes motifs, les mêmes moyens et les mêmes écritures », ajoute-t-il en dénonçant clairement une ingérence politique dans ce dossier.
Un petit retour en arrière s’impose pour mieux comprendre l’histoire. Le 27 avril 2017, la société libanaise PAC remportait l’appel d’offres pour la gestion et l’exploitation des boutiques hors taxes de l’AIB pour une durée de quatre ans, et cela à partir du 17 novembre de cette même année. Dirigée par Mohammad Zeidane, réputé proche du courant du Futur et de l’ancien Premier ministre Fouad Siniora, PAC gérait déjà cet espace depuis 2002 après avoir remporté ce marché pour une durée de quatre ans, suite à quoi le contrat a été renouvelé en 2006 puis prolongé annuellement depuis 2010.
World Duty Free
Outre l’opérateur Phoenicia Aer Rianta, quatre autres sociétés étaient en lice : Lagardère Travel Retail, une filiale du groupe français Lagardère SCA, World Duty Free Group, Safety and Security Solutions et DFS Group. Après l’étude des offres, seules celles présentées par les groupes PAC et Lagardère Travel Retail seront retenues, les autres étant jugées non conformes aux conditions mises en place par le cahier des charges.
Parmi les deux candidats restants, c’est l’opérateur libanais qui sera déclaré vainqueur après avoir présenté la meilleure offre : 111 milliards de livres libanaises par an (74 millions de dollars au taux de l’époque), à laquelle s’ajoute une rémunération variable en fonction de la fréquentation de l’aéroport, équivalant à 3,25 dollars par passager, selon les explications à l’époque de Georges Attieh, directeur de l’Inspection centrale – dont relève la Direction des adjudications –, qui se basaient sur une fréquentation moyenne de 8 millions de passagers par an. Cette offre était largement supérieure à celle de Lagardère Travel Retail, second en lice et qui avait proposé une somme fixe de 46 millions de dollars par an, à laquelle s’ajoute la prime de 3,25 dollars par passager.
Dans la foulée, la société World Duty Free Group, qui avait présenté une offre conjointe avec la société libanaise 3DF al-Kabidat SAL, avait contesté à deux reprise cette mise à l’écart, respectivement auprès de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Ces démarches s’étaient toutes les deux soldées par un rejet de la demande. « Cette société avait été écartée conformément à l’application correcte des procédures. Elle avait présenté un document d’application des normes de qualité type ISO, inscrit au nom d’un consortium dont elle faisait partie, et non une preuve à titre personnel », précise de son côté Jean Ellieh, qui ajoute que « cela était aussi l’avis de la Cour des comptes pendant l’exercice de son contrôle au préalable et par le Conseil d’État en tant que juge des référés précontractuels après avoir été saisis par la partie requérante ».
Le 14 août 2017, World Duty Free Group ressaisit une nouvelle fois le Conseil d’État. Mais cette fois-ci, et contrairement à la fois précédente, l’institution ne tranche pas et PAC reste chargée de la gestion de cet espace. Ce statu quo perdurera pendant plus de cinq ans, jusqu’au 26 mai, date à laquelle le Conseil d’État rend finalement son verdict et décide d’annuler le contrat de la société PAC.
Ingérence politique
Toutefois, et compte tenu de la proximité de la date fixée pour le nouvel appel d’offres – prévu le 14 juillet prochain –, la société PAC continuera « d’exploiter cet espace conformément au principe de continuité du service public », précise Jean Elliyé.
Mais alors, pourquoi avoir pris une telle décision avec un timing aussi douteux et vu que la société PAC ne sera pas remplacée avant le nouvel appel d’offres ?
Contacté à plusieurs reprises, le Conseil d’État n’était pas joignable pour répondre à nos questions. De son côté, Jean Ellieh indique vouloir prochainement organiser une conférence de presse pour se « défendre, défendre la DDA et mettre les choses au clair ». Pour lui, il n’y a aucun doute : « Cela n’est qu’une attaque de plus à mon encontre de la part d’un certain parti politique. »
Ce dernier se retrouve en effet en plein conflit l’opposant à plusieurs membres du Courant patriotique libre (CPL) dans le cadre d’appels d’offres et de contrats douteux conclus par les ministres successifs de l’Énergie et de l’Eau depuis une dizaine d’années, ces derniers appartenant tous à ce même parti politique.
« Cette décision s’inscrit dans une longue tirade menée contre les personnes qui tentent de professionnaliser l’achat public de sorte qu’il soit conforme aux meilleures pratiques et garantisse un niveau élevé de transparence », souligne en parallèle une source proche du dossier.
En tout cas, le cahier des charges est prêt et l’appel d’offres est toujours prévu pour le 14 juillet, indique le directeur de la DDA. Affaire à suivre.
Ce Conseil d'Etat... Cinq ans ?! A vrai dire, ce n'est pas étonnant. Tout se ressemble dans ce pays.
20 h 54, le 13 juin 2022