L’accord préliminaire annoncé le 7 avril par le Fonds monétaire international prévoit le lancement de plusieurs chantiers de réforme avant tout feu vert au déblocage d’une aide versée au Liban dans le cadre d’un programme d’assistance. Où en est le processus aujourd’hui ?
Les législatives ont eu lieu le 15 mai dernier et les députés se sont depuis focalisés sur l’élection du président du Parlement et la nomination des membres des commissions parlementaires. La Chambre ne s’est donc pas encore prononcée sur les textes que le gouvernement a déjà approuvés et transmis, à savoir : le projet de budget pour 2022 (le 10 février), celui instaurant un contrôle formel des capitaux (le 30 mars) et celui modifiant la loi de 1956 sur le secret bancaire (le 28 avril).
Nous travaillons toujours sur le projet de loi de restructuration bancaire, en collaboration avec le FMI, la Banque du Liban et la Commission de contrôle des banques. L’audit des actifs en devises de la BDL, qui fait partie des autres prérequis et qui est pris en charge par le cabinet KPMG, devrait être achevé prochainement. C’est une sorte de miniaudit. L’audit complet sera finalisé en juillet. En revanche, l’audit des 14 plus grandes banques – qui totalisent 80 % des actifs totaux du secteur bancaire – par un cabinet international n’a pas encore démarré. Le reste des établissements bancaires seront audités par la suite.
Considérez-vous le fait d’avoir transmis une majorité de ces textes juste avant les élections comme une stratégie payante ?
Oui, et elle était nécessaire dans la mesure où nous étions conscients du fait que notre capacité à approuver de nouveaux projets de loi serait limitée dans le cadre de la conduite des affaires courantes après les élections. Nous pourrons toujours le faire, soit via un décret itinérant (signé par le ministre concerné, le Premier ministre et le chef de l’État, et parfois le ministre des Finances), soit sous forme de proposition de loi déposée par un député. Notez que s’agissant des projets de loi énumérés dans l’accord préliminaire, le conseil d’administration du FMI considérera que le contrat est rempli si le Parlement libanais les approuve.
Certaines voix estiment que le FMI pourrait se prononcer en juin. Le confirmez-vous ?
Il n’y a pas de date fixée. Le conseil d’administration du FMI se réunit presque tous les jours et peut donc statuer sur le dossier libanais à n’importe quel moment (hormis une période de vacances en août). Il importe toutefois que les choses progressent vite côté libanais, sinon le plan de redressement actuel ne sera plus d’actualité. Il faudrait que la question soit réglée dans les deux à trois mois tout au plus.
Quelle est la réelle valeur de l’accord préliminaire ?
Le fait qu’un accord préliminaire (staff level agreement) ait été conclu est très significatif. Contrairement à ce qui a pu être dit, personne n’a forcé ou hâté la signature avant les élections pour des raisons politiques. Nous avons travaillé inlassablement pour élaborer un programme complet et articulé en plusieurs volets. La question de la restructuration du secteur financier et de la répartition des pertes y afférente éclipse les autres piliers dans le débat public, ce qui est assez naturel au vu des enjeux.
Mais à côté de cela, le programme est basé sur des piliers indispensables pour le redressement du pays. Il y a un volet budgétaire, avec pour objectif d’atteindre un surplus primaire de 1 % en 2026 contre un déficit d’environ 4 % en 2022. Un deuxième pour mettre en place un régime de change unifié et flottant (avec des interventions limitées de la BDL). Un troisième visant à réformer les institutions et les entreprises d’État. Un quatrième concerne la lutte contre la corruption. À ce propos, le FMI a prévu de dépêcher ses équipes dans un futur proche pour effectuer un diagnostic de la gouvernance. Et enfin un volet social, déjà partiellement mis en place avec le programme de protection sociale ESSN (Emergency Social Safety Net), financé par la Banque mondiale et dont bénéficient 46 000 familles nécessiteuses.
Pouvez-vous revenir sur la façon dont les pertes ont été calculées ?
Il faut rappeler que ce montant, comme les autres évaluations et objectifs utilisés dans le plan de redressement, peut être amené à changer en fonction des résultats des différents audits et du temps qui s’écoule.
L’enveloppe citée de plus de 72 milliards de dollars est le résultat de trois chocs : les pertes liées à la dépréciation de la livre, calculées sur la base d’un taux de change à 20 000 livres pour un dollar (soit le même que dans le préambule du projet de budget pour 2022) ; la restructuration de la dette publique, en sachant que nous devons négocier avec les créanciers et qu’il faudra leur proposer les mêmes conditions (la dette totale en devises est d'un peu plus de 27 milliards, dont environ 2 milliards qui correspondent à des financements bilatéraux ou multilatéraux qui ne seront pas restructurés) ; la hausse des créances douteuses dans les portefeuilles de prêts au secteur privé des banques, suite à la détérioration de la situation économique.
Chaque jour qui passe, les pertes augmentent (notamment avec la dépréciation de la livre) et les actifs disponibles baissent (les réserves en devises de la BDL).
Rétrospectivement, est-ce que le défaut sur le remboursement des eurobonds annoncé par le gouvernement de Hassane Diab en mars 2020 était opportun ?
Je ne souhaite pas commenter ni juger après coup. Mais ce que je peux dire, c’est que la dette publique avait déjà atteint un niveau insoutenable à l’époque et qu’un défaut était devenu virtuellement inévitable.
Il n’est pas excessif de dire que le plan du gouvernement Mikati ressemblait beaucoup à celui élaboré par celui de Hassane Diab et qui a été rejeté par le secteur bancaire, faute d’accord sur l’approche pour évaluer les pertes. Partagez-vous ce point de vue ?
Il y a forcément des ressemblances vu que ces deux plans ont été conçus pour gérer la même crise. Parmi les différences majeures, il y a le fait que nous avons pu nous entendre sur le montant des pertes, que nous avions fixé à 69 milliards de dollars peu après avoir pris nos fonctions au courant de l’automne dernier. Je crois que ce qui avait contribué à enliser le débat en 2020 était le fait que le plan comptait aussi sur un retour des fonds transférés à l’étranger depuis 2019. Nous avons préféré aborder la question autrement, surtout parce que la loi sur le secret bancaire nous empêchait d’avoir une visibilité claire sur ces flux.
Une seconde différence est qu’il était à un moment question dans le plan Diab d’introduire cinq nouvelles banques pour revitaliser le secteur bancaire, alors que notre approche a consisté à travailler avec les enseignes existantes, qu’il faudra recapitaliser. Enfin, la principale différence, c’est que les grandes lignes de notre plan ont amené le FMI à signer un accord préalable, alors que celui de Hassane Diab a été neutralisé par les désaccords sur les pertes avant d’être arrivé à ce stade.
Il faut cependant admettre que si le plan Diab avait été exécuté, les pertes du pays n’auraient pas été aussi importantes aujourd’hui, tandis qu’une partie des réserves de devises aurait pu être préservée (les réserves sont passées d’environ 25 milliards de dollars à l’époque à 10 ou 12 aujourd’hui, en comptant les fonds issus des DTS du FMI).
Quelle est votre position sur l’emploi des actifs de l’État dans le plan de redressement ?
Les revendications des déposants sont totalement légitimes et les restrictions bancaires qui les frappent ne sont ni plus ni moins qu’une catastrophe sur le plan humain. Je considère cependant qu’il est contre-productif de privatiser les actifs de l’État pour rembourser les clients des banques ou combler les autres pertes du secteur financier, qui sont disproportionnées par rapport à la valeur desdits actifs (entre 11 et 20 milliards de dollars dans le meilleur des scénarios selon une étude publiée début 2021 par l’économiste Albert Kostanian).
Le fond du problème, c’est que toute solution qui privilégie la privatisation des actifs de l’État ou de la richesse qu’ils produisent (en confiant leur gestion au privé, mais sans les vendre) revient à supprimer des revenus potentiels pour l’État et donc des moyens pour financer les services publics et les pouvoirs régaliens. Cela revient à priver 6 millions de citoyens libanais d’actifs pour rembourser certains d’entre eux, même si ces derniers méritent chaque denier qui leur est dû.
Et cela ne laisse en plus que trois options à l’État pour se financer : emprunter, ce qui revient à alourdir l’endettement d’un pays qui est déjà en défaut de paiement sur sa dette; alourdir la pression fiscale, ce qui enraie les perspectives de relance ; ou réduire les dépenses budgétaires, ce qui aurait des répercussions négatives sur le fonctionnement déjà précaire des services publics. Enfin, s’il est vrai qu’il faut réformer la gouvernance dans les institutions, le faire sans ajuster les salaires, de façon à limiter l’influence de la corruption sur les agents publics, n’est pas viable. Pour cela, je pense qu’il faut trouver d’autres solutions pour rembourser les dépôts. À cet effet, nous continuons d’explorer différentes options avec le FMI pour maximiser le taux de recouvrement pour les grands déposants. Il me semble enfin normal que le capital des banques soit utilisé en amont pour absorber une partie des pertes, vu que les déposants sont in fine les contributeurs les moins protégés de la chaîne (l’État devrait, lui, contribuer à hauteur de 2,5 milliards de dollars en titres souverains à long terme ajoutés au bilan de la BDL).
C’est pour cela que l’exécutif envisage le scénario du remboursement intégral et en dollars des dépôts inférieurs à 100 000 dollars, en se laissant une marge de manœuvre pour les autres ?
Je tiens là aussi à préciser certains points. Tout d’abord, ce seuil pourra évoluer en fonction des résultats des audits prévus. Ensuite, le fait de fixer ce seuil ne veut pas dire que tout ce qui le dépassera sera perdu. C’est un scénario de base que nous avons esquissé et qui permet, selon les données que nous avons, de préserver 88 % des déposants. Les personnes qui possèdent plus de 100 000 de dollars de dépôts cumulent 65 milliards de dollars (sur environ 100 milliards) et sont au nombre de 170 000. Cela ne veut pas dire que nous allons négliger les 12 % restants, mais la question est sensible et constitue un réel problème en termes d’équité.
Je défendrai en toute conscience ce point de vue et les pistes élaborées pour trouver la solution la moins douloureuse et la plus juste pour toutes les personnes lésées. Mais au final, ce sera au Parlement de trancher en votant ou non le plan de redressement. Tout comme c’est le Parlement qui pourra décider un jour de revenir sur cette question, s’il faut ou non privatiser ou utiliser les actifs de l’État pour rembourser les déposants. Ma conviction profonde est que, comme le sujet n’a pas été mis en avant pendant la campagne des législatives, et si nous n’arrivons pas à un accord, le soumettre au vote populaire semble la meilleure option sur le plan démocratique.
Quel est le sort réservé à l’or dans le plan de redressement ?
Sur ce point, et pour couper court au débat : je n’ai jamais discuté de la possibilité d’utiliser l’or pour rembourser les déposants, ni avec le FMI ni avec personne. Il s’avère que lors d’une conférence (il y a dix jours à l’USJ), il m’a été demandé d’expliquer comment rembourser les dépôts étant donné les actifs en devises du secteur bancaire, et j’ai cité l’or dans l’inventaire des actifs – et de fait, c’en est un –, mais je n’ai pas dit qu’on allait l’utiliser pour combler le trou financier. L’amalgame a été fait entre les deux réponses. C’est seulement le Parlement qui pourra décider du sort de l’or, déjà régi par une loi.
Pensez-vous que le Liban peut encore se passer de l’aide du FMI, comme certaines voix le laissent encore entendre ?
Je pense que même les plus réticents ont réalisé que le recours au FMI est incontournable, compte tenu de la gravité de la situation, principalement parce qu’il n’y aura pas d’aide internationale sans accord avec le Fonds et que personne ne va venir rembourser les pertes à notre place, pour ne citer que ces raisons. En attendant, plus le temps passe, plus les pertes s’alourdissent, plus les réserves fondent et plus la situation devient explosive sur le plan social. Bloquer un éventuel accord avec le Fonds monétaire ne bénéficiera à personne en fin de compte. Tout le monde sera perdant.
Je comprends la position des banques réticentes, surtout celles qui étaient bien gérées et qui ont été victimes des failles structurelles du pays. Je comprends qu’elles soient inquiètes pour leur avenir et leur capital. Mais ce capital cumulé doit totaliser 10 à 12 milliards de dollars, répartis entre toutes les banques. Son absorption pour éponger les pertes constitue un sacrifice important et nécessaire pour sauver le pays, mais relativement faible comparé à ce qu’il coûtera de le laisser plonger davantage dans l’abîme. Si elles consentent aux sacrifices demandés, elles pourraient ensuite remettre le pied à l’étrier. Le Liban reste un petit pays qui peut redémarrer vite s’il est bien géré.
Il faut trouver la solution la plus douloureuse pour les politiciens et leurs partenaires civils MR. Chami! Samir
13 h 03, le 12 juin 2022