Les années 1990 ont vu rentrer au Liban, de tous les pays d’émigration, une génération de trentenaires bardés de diplômes et de formations de haut niveau venus investir « à la maison » leurs compétences et leurs talents. La guerre était finie, le pays était en chantier, ils voulaient participer à cette renaissance, enfoncer loin, enfin, et avec quelle volupté, leurs racines flottantes. Peu d’entre eux avaient vraiment connu cette terre, ou alors très jeunes, ou alors pour quelques semaines de vacances entre plage et montagne, souvent interrompues avec précipitation et dans la panique, un incident dramatique devant forcément survenir chaque été.
Eux que leurs familles s’étaient échinées à mettre à l’abri le plus loin possible du pays toxique, allant jusqu’à leur offrir une nouvelle identité et de nouveaux passeports, trouvaient dans ce nouveau chapitre une inspiration. Le nouvel âge d’or, si tant est que celui-ci ait existé ailleurs que dans les vieux magazines et le prisme des souvenirs, c’est à eux qu’il appartiendrait de le faire revivre.
Un à un, ils sont rentrés. Leur retour progressif a injecté une énergie nouvelle dans un paysage de lassitude et de convalescence incertaine. Ici les attendait une population inquiète, sonnée, qui marchait tête basse, tressaillait encore au moindre claquement de porte et retenait son souffle en sondant des bruits lointains.
Controversé ou pas, Rafic Hariri avait donné le signal de cette nouvelle période, plantant ses grues, lançant ses bulldozers et offrant sur la scène médiatique, pour la première fois depuis des lustres, le spectacle d’un visage débonnaire, souriant et confiant. Les Beyrouthins ne se mettront jamais d’accord sur la manière dont le centre-ville a été reconstruit au sacrifice des dernières traces des vieux souks, ni sur la frénésie bâtisseuse qui s’en est suivie, là aussi au mépris de l’architecture traditionnelle de la capitale.
L’effacement du paysage familier qui portait les cicatrices de la guerre et l’apparition du nouveau qui prétendait les supprimer, sans réussir à en apaiser le souvenir, avaient eu quelque chose de brutal. Pour les jeunes revenus s’immerger dans la matrice originelle, il restait peu de repères matériels permettant de remonter le fil de leur histoire interrompue. Assez ironiquement, mais avec un succès phénoménal, fut organisée pour lancer le nouveau centre-ville une brocante massive à même les bâtiments en construction ou rénovation. En parcourant ce « souk el-Barghout », marché aux puces venu remplacer le vieux marché démoli, ceux et celles qui avaient connu les lieux sans jamais y avoir remis les pieds quinze ans durant s’étaient piqués au jeu des repérages. Souk Tawilé, souk Ayass, souk el-Franj, souk el-Joukh, souk Sursock, souk el-Nouriyé, souk des bijoutiers, souk des graminées… C’est là que ma mère m’a acheté mon premier soutien-gorge, racontait une belle flâneuse. C’est là, à la fontaine Antably, que mon père m’offrait une limonade quand j’avais eu de bonnes notes, renchérissait un cinquantenaire exalté. C’est là que nous venions, chaque saison, choisir les étoffes de nos nouvelles robes… Là étaient les cinémas, ici les films coquins, ici les films égyptiens, américains, français, égrenaient d’autres nostalgiques. Pendant ce temps, les jeunes plongeaient en apnée dans les trésors inouïs jetés sur ces trottoirs par la grande houle de la mémoire déliée : photos jaunies, vinyles aux pochettes décolorées, toiles naïves de paysages disparus, objets de quelque valeur, récupérés dans des maisons abandonnées par leurs maîtres qui ont pris le chemin de l’exil sans se retourner.
C’est à partir de là que se développe un courant esthétique à la croisée de l’histoire et de la géographie, du Moyen-Orient et de l’Occident, du « mid-century » et du nouveau millénaire. À ce moment-là, par leur authenticité et leur fine perception de l’air du temps, les créatifs libanais portent haut les couleurs de leur pays à travers le monde et font école. Tous les regards, tous les désirs se tournent vers ce Liban qui émerge avec panache de la maladie de la guerre qui a failli l’emporter. L’époque était déjà incertaine pour la planète entière, mais ici on a dansé comme s’il n’y avait pas de lendemain, ici on a créé pour faire oublier un passé monstrueux, ici on a foulé le désespoir pour en extraire la vision lumineuse d’un pays idéal. Ici, malgré le retour de la prostration et les regards à nouveau éteints par les difficultés insurmontables du quotidien, et quoi qu’on en dise et jure, on est toujours prêt à recommencer.
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Combien de temps sommes nous condamnés à jouer aux Sisyphes ?
Nicole Maillard
12 h 22, le 12 juin 2022