Le mandat du Parlement sortant se termine samedi. Il y a quelque chose de vertigineux à imaginer l’arrivée des nouveaux élus issus de la thaoura dans le bâtiment jaune des années 1930, où se loge l’hémicycle, avec ses deux édifices entourant le grand portail noir de l’entrée et sa dizaine de marches. Mais avant d’y accéder, il leur faudra franchir les barbelés et les rangées de blocs de ciment érigées depuis des décennies aux accès de la place de l’Étoile et renforcées lors du soulèvement d’octobre 2019 pour protéger les élus de leurs électeurs.
Ironiquement, la brigade du Parlement devra, au premier jour de la nouvelle législature, ouvrir les grilles aux protestataires devenus députés et soulever pour eux les barrières mobiles avec la déférence à laquelle elle est assignée envers ses pensionnaires. Il se trouvera peut-être, parmi ces gendarmes, des forcenés qui, dans leur ferveur envers les maîtres des lieux, s’étaient déchaînés sur ces manifestants de naguère à coups de matraque et de balles en caoutchouc, éborgnant les uns, occasionnant à d’autres des blessures parfois mortelles. En cet automne 2019, les assauts répétés, évidemment symboliques, contre un Parlement vide, sourd et muet, avaient été à la hauteur de la rage soulevée par l’absence de réaction de la classe politique à la souffrance des gens. Qui y avait-il au gouvernail ? Qui pour répondre au sentiment d’abandon et de manipulation dont souffrait le peuple libanais tout entier ? Certains s’étaient fendus de discours creux et de promesses qui n’ont pas convaincu grand monde. Le mensonge était maître d’une scène désespérée sur laquelle aucun responsable n’était capable de se dépouiller du vieil homme, moulinant à qui mieux mieux des boniments qui ne leurraient personne et ne faisaient qu’exacerber la colère populaire.
Déjà il régnait sur l’ébauche ratée ou saccagée du Liban d’après-guerre un crépuscule qui faisait trembler l’improbable édifice du pouvoir, tout inébranlable qu’il semblait être. Mais parmi le commun des gens, ceux qui n’étaient pas aveuglés par quelque idolâtrie et qui constataient au quotidien l’ampleur du gouffre auquel ils étaient menés, flottait une étrange euphorie. Ce bonheur collectif avait émergé d’une forme nouvelle de solidarité, de partage et d’écoute. Cette joie douloureuse réunissait des hommes et des femmes de tous âges autour d’une certaine vision de l’avenir, libre, inclusive, rationnelle, éthique, commune surtout, débarrassée des clivages confessionnels qui ont ouvert la porte au pillage du pays au prétexte des « droits » d’une communauté ou l’autre. La solidité de cette soudure a fait ses preuves lors de la monstrueuse double explosion du 4 août 2020 qui a vu se reformer, entre reconstruction et sauvetage, les rangs des anciens camarades des places dispersés par le Covid et le comportement diabolique et désespéré des banques. On avait ensuite décrété que la « révolution » était morte.
Telle une assemblée de zombies ou de volailles étêtées, la classe politique avançait encore, inefficace, inutile, malfaisante, et se croyait en vie tant qu’elle pouvait bouger.
De fait, on ne donnait pas un sou des candidats « du changement » issus du vibrant mouvement populaire. Que savaient-ils des traditionnelles petites cuisines internes qui font les listes gagnantes et les élus triomphants ? Quand il n’est pas occupé à se tirer dans les pattes, l’establishment sait aussi improviser de vicieuses solidarités de circonstance, pourvu qu’elles lui permettent de se renouveler. Quelqu’un a avalé la clé du Parlement et n’en distribue pas de double.
Et pourtant. Ironiquement, parmi les révoltés d’octobre, il s’en trouvera au moins un, rescapé d’une grave blessure à la poitrine lors de ces joutes inégales, qui a réussi à convaincre les communautés du Sud pourtant soumises à la dangereuse autorité du Hezbollah qui verra se lever, à son passage, la barrière défendue. L’hostile portail noir va s’ouvrir pour accueillir Firas Hamdane et ce sera un grand moment d’émotion. Il s’en trouvera d’autres, comme Michel Douaihy, qui animaient sur la place des débats sur la citoyenneté, qui ont semé des graines de liberté sous des tentes maintes fois détruites par les asservis de la langue de bois. Il y a aussi des scientifiques de haut niveau, comme Najat Aoun, des juristes comme Mark Daou, qui savent faire appel à l’intelligence plutôt qu’à l’aveugle soumission. En retour, une grande partie des Libanais ont réussi à les porter là où ils pourront défendre leurs droits et leurs ambitions pour un pays enfin apaisé, enfin en harmonie avec son environnement et son temps. On rêverait de les voir entrer dans l’hémicycle en tenue de bataille, celle qu’ils gardent dans leurs placards depuis 2020 en souvenir du temps qui les a transformés en héros malgré eux et en hommage à ce nouveau chapitre où les attend une tout autre forme d’héroïsme.
Merci pour cette ode à l'espoir! Il faut quand même rester vigilant : gare aux magouilles, gare aux coups bas et surtout gare aux assassinats... Allah Karim.
17 h 21, le 22 mai 2022