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Le crime de silence


Comme tant d’autres règles largement pratiquées en démocratie, le silence électoral n’a jamais été considéré avec trop de sérieux au sein de notre chaotique vie politique. En interdisant toute activité de propagande à la date (et même à la veille) d’une consultation électorale, cette trêve forcée se propose d’accorder au citoyen un bref délai de réflexion favorisant sa liberté de choix, loin de tout bourrage de crâne. À cette noble sollicitude on a pu toutefois objecter qu’elle-même violait outrageusement une autre liberté fondamentale, celle de parole.


Bien plus caractéristique, en tout cas, de nos traditions électorales est l’influence qu’y exercent les diverses instances spirituelles. Quoi de plus normal, serait-on tenté de s’écrier, dans un pays d’une telle diversité culturelle que le Liban, et où les hommes de religion s’estiment souvent tenus de dénoncer, haut et clair, les défaillances des chefs temporels. Là où les choses se compliquent cependant, c’est quand clochers et minarets ne s’expriment pas à l’unisson ; or c’est bien le cas hélas pour cette édition 2022 des législatives.


Pour la deuxième fois en l’espace de quelques jours, une des figures les plus marquantes du clergé chiite faisait hier, du soutien à la résistance contre Israël, un devoir aussi bien religieux que national. D’invoquer quelque volonté céleste commandant de voter Amal-Hezbollah est déjà assez choquant en soi. C’est là, de surcroît, une considérable contrainte morale brandie à la face des citoyens chiites qui s’étaient joints hardiment à la vaste contestation populaire de 2019, et qui demeurent résolus à faire entendre leur voix. Venant s’ajouter aux pressions et menaces dont a notoirement usé la milice, la manœuvre a achevé de persuader plus d’un candidat du contre-courant qu’il était bien plus sage de déclarer forfait. Sans oublier de clamer son repentir.


C’est surtout à ses ouailles que s’adressait, à son tour, le vibrant appel lancé par le mufti de la République à une participation massive au scrutin. La communauté sunnite a été profondément déroutée en effet par la décision subite du chef du courant du Futur, Saad Hariri, de se retirer momentanément de l’arène politique. En même temps qu’il sonnait le tocsin et décrétait la mobilisation, le cheikh al-Deryane n’a pas manqué de rappeler la nécessité urgente de préserver, par la voie des urnes, l’arabité du Liban : message abondamment relayé et explicité hier par les prédicateurs du vendredi qui, eux, n’ont pas pris de gants pour dénoncer vivement le processus d’iranisation du pays.


Encore plus clair vient de se montrer le patriarche maronite en accusant la République islamique de violer la souveraineté du Liban par le canal d’une milice qui lui est inféodée. Le prélat a enfoncé une autre barrière en décrétant antidémocratique, illégal et anticonstitutionnel le contexte de blocage parlementaire qui a abouti à l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République. Non content de dénier, de la sorte, toute légitimité au sexennat approchant de son terme, le cardinal Raï a battu en brèche la thèse, chère au aounisme, du président fort du soutien de sa propre communauté, car, a-t-il rapelé, c’est l’ensemble des Libanais que représente le chef de l’État.


Au milieu de toute cette fièvre sectaire qui a gagné l’opération électorale, c’est encore la totalité des Libanais, et non les seuls chrétiens, que le chef de l’Église maronite presse d’aller déposer un bulletin de vote. Mieux encore, et sans évidemment plus de précisions, il les adjure de ne pas y aller comme des moutons, ce qui anéantirait en effet tout espoir de changement, de progrès. Le patriarche visait-il ainsi les foules bêlantes de partisans à tout crin qui se refusent obstinément à constater (et encore moins à sanctionner !) la désastreuse performance du gros de l’establishment politique ?


Peut-être bien. Mais il existe aussi une autre espèce d’ovins électoraux, celle qui préfère rester au bercail plutôt que de faire le déplacement au bureau de vote en dépit de la gravité exceptionnelle des enjeux. Particulièrement condamnable est l’attitude consistant à déclarer forfait devant l’inévitable, à s’avouer vaincu avant même d’avoir tenté le coup.


Le silence électoral a été inventé pour les candidats, pas pour les électeurs. S’abstenir, étouffer son suffrage, c’est s’associer, en plus dégradant encore, au silence des agneaux. Bêlants ou pas.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Comme tant d’autres règles largement pratiquées en démocratie, le silence électoral n’a jamais été considéré avec trop de sérieux au sein de notre chaotique vie politique. En interdisant toute activité de propagande à la date (et même à la veille) d’une consultation électorale, cette trêve forcée se propose d’accorder au citoyen un bref délai de réflexion favorisant sa...