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Boucliers magiques


La véhémence revient dans les conversations de rue. On reparle politique, on oublie un peu l’argent, servitude et obsession de ces deux dernières années. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis le soulèvement d’octobre 2019, charriant les ruines d’une économie depuis trop longtemps livrée aux caprices de la pègre collégiale qui nous sert d’État. À ce flot glauque se sont joints les débris de Beyrouth qui n’imaginait pas quel monstre était tapi dans son port. « Mon gouvernement a fait ça. » Nous étions en pleine épidémie de Covid-19. Les restrictions sanitaires avaient achevé de défaire le lien social, unique radeau d’un Libanais dans la tempête. Et à propos de tempête, déjà à Tripoli, fière mais misérable « fiancée de la révolution », de précaires embarcations prenaient le large, encombrées de migrants, pêle-mêle libanais et syriens. Certaines étaient arraisonnées par l’armée, mais quelques-unes réussissaient à passer entre les lames, ce qui enfiévrait les candidats au départ. L’on sait depuis un certain temps que Chypre, à quelque cent milles marins de là, est une plateforme de traite d’êtres humains. Le drame survenu samedi dernier fait partie de ces choses qui peuvent mal tourner, selon la loi de Murphy. Il donne une mesure de la souffrance des gens dans un Liban dévasté par quelque chose de sombre qui, pour une fois, n’est pas la guerre mais toujours le fait de ses anciens seigneurs.


On reparle politique, en cette veille d’élections entourées d’incertitudes quant à leur tenue même. Ce scrutin dont l’échéance se rapproche, et qui en octobre 2019 représentait une balise sur la voie des lendemains qui chantent, se heurte tout à coup à des consciences affaiblies par un cumul de difficultés devenues insurmontables. Toucher ou pas l’argent électoral ? Mais toucher, bien sûr, quand celui-ci vient à point nommé couvrir les frais scolaires et effacer toutes sortes d’ardoises. Et vendre son âme avec, pour ce qu’elle vaut. La pauvreté fait remonter la peur et les vieux réflexes communautaires. L’atavisme est profond, presque indéracinable. La honte de percevoir cette manne providentielle est lavée par des arguments ancestraux, invariablement liés à un passé féodal qui entoure les candidats claniques d’une aura sacrée. Le chef traditionnel, son fils (presque jamais sa fille) et toute sa descendance et sa condescendance, après avoir été conspués (pardon, dans un moment de colère), vont retrouver leur bouclier magique.


Certes, de nombreux calculs entrent en jeu, pour tous les partis autres que le Hezbollah et ses protégés. Le Liban iranien, comme avant lui le Liban syrien, continuera à fracturer l’édifice citoyen. Pour lui faire face, il y a ceux qui ont l’habitude de le taquiner, jeu dont il feint de s’amuser, vu le déséquilibre des forces. Il y a ceux qu’il ne connaît pas, et qu’il craint encore moins. Ces inconnus ont pris forme dans le feu du soulèvement d’octobre, dans les agoras spontanées qui se sont installées au cœur de Beyrouth comme une université à plein temps et à ciel ouvert, où la vie de la cité et la chose publique ont été débattues et rebattues des semaines durant, ouvrant les yeux, donnant de l’intelligence à la colère. Des mots, peut-être, mais qui ont eu le pouvoir de se transformer en actes au lendemain de la dévastation de Beyrouth, moment où l’absence de l’État fut, elle, criante. Ces inconnus ont pour eux les jeunes, les étudiants et étudiantes, et un nombre considérable d’émigrés. Les voix qu’ils récolteront n’auront sans doute pas grand effet sur le faiseur de rois qu’est le Hezbollah, avec ses satellites. Elles affaibliront sans doute aussi certaines listes coutumières. Mais s’il faut qu’un changement soit amorcé, c’est par eux qu’il le sera. Il est nécessaire que leur courage, y compris physique, soit reconnu.


Pour ce moment de vérité que nous avons appelé révolution et qui a abattu tous les tabous, balayé les traditions patriarcales, ouvert les yeux sur une justice inique, mis en avant les libertés bafouées et les droits des femmes, il faut que ces nouveaux aient une place et une tribune au Parlement. Autrement, tout cela n’aura été qu’un impossible rêve. L’histoire ne repasse pas les plats.

La véhémence revient dans les conversations de rue. On reparle politique, on oublie un peu l’argent, servitude et obsession de ces deux dernières années. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis le soulèvement d’octobre 2019, charriant les ruines d’une économie depuis trop longtemps livrée aux caprices de la pègre collégiale qui nous sert d’État. À ce flot glauque se...

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