La majorité de l’élite politique, religieuse, médiatique… du pays, composée de la plupart des chefs des communautés religieuses, d’anciens présidents de la République, d’anciens Premiers ministres ou ministres ou députés, des chefs de la plupart des partis politiques libanais, des hommes politiques, des personnalités éminentes du monde des médias, des affaires, des finances… font depuis un moment des déclarations publiques, référencées, dénonçant à l’unanimité la non-souveraineté de l’État libanais sur une grande partie de son territoire, vu l’existence d’un parti politique armé en dehors de son autorité, et les décisions de nature souverainiste comme celle de la guerre ou de la paix qui lui sont imposées par une puissance externe.
En face, des déclarations publiques entachant la souveraineté, référencées, émanant aussi d’une élite politique, médiatique et religieuse, qui accusent des partis politiques, des députés, des ministres, de hauts fonctionnaires… de prendre leurs ordres des ambassades et de puissances externes.
Pour les élections parlementaires prévues le 15 mai, les slogans les plus en vogue des campagnes électorales sont ceux qui ont pour thème « le recouvrement de la souveraineté ». Ce thème est porté haut et fort dans les programmes d’une multitude de listes électorales et de candidats d’horizons différents. À titre d’exemple, le discours prononcé par un jeune leader politique de premier rang, chef politique de sa communauté et à la tête d’une des plus importantes listes électorales, lors du lancement de sa campagne le 9 avril 2022. Il promet, textuellement, de vouloir « continuer la bataille pour la souveraineté, (…) la bataille pour notre décision nationale libre et indépendante sans aucune domination externe ou interne ». Un autre exemple, un jeune loup de la société civile, mouvement du 17 octobre, s’engage dans son programme électoral proclamé le 8 avril 2022 à « œuvrer pour la restauration de la souveraineté du pays » ! Apparemment, une bataille pour la souveraineté fait rage actuellement au Liban.
Une question cruciale se pose alors d’elle-même : dans le cas d’un État non souverain – pire, dont nombre des figures de proue politiques, religieuses et médiatiques vont même jusqu’à le déclarer sous occupation étrangère –,
est-il possible de tenir des élections parlementaires qui puissent être considérées comme démocratiques ? Y aurait-il une éventuelle corrélation entre la démocratie des élections et la souveraineté d’un pays ?
Levitsky et Way (Steven Levitsky et Lucan A. Way, « The Rise of Competitive Authoritarianism », Journal of Democracy) définissent les quatre attributs politiques pour que des élections soient considérées comme démocratiques, à savoir : « Qu’elles soient libres et équitables, le suffrage plénier des adultes, un ensemble substantiel de libertés politiques et, surtout, l’autonomie du gouvernement vis-à-vis des influences extérieures. »
Au Liban, les trois premiers attributs semblent vérifiés. Le dernier, en relation étroite avec la notion de souveraineté, est le seul que Levitsky et Way ont précédé par l’adverbe « surtout », signifiant plus que tous les autres attributs ! Ce dernier semble non vérifié, comme l’attestent les innombrables déclarations, les prises de position publiques et sans ambiguïté, tous ces programmes électoraux, ces batailles en cours pour la souveraineté… Tout ce monde peut-il se tromper ?
Quant à la notion de souveraineté, selon Stephen Krasner (Krasner, Stephen D., Sovereignty), elle se détermine par l’évaluation de quatre éléments : la souveraineté juridique internationale ; la souveraineté nationale se référant à la capacité d’un État à déterminer son propre système politique ; la souveraineté dite « westphalienne » (ce concept de souveraineté a pour origine la « paix de Westphalie », un traité signé en 1648 qui établit la notion de souveraineté territoriale comme doctrine de non-ingérence dans les affaires d’autres nations) qui se rapporte à l’absence d’ingérence extérieure dans les structures nationales et la prise de décision ; et enfin la souveraineté d’interdépendance, qui concerne l’autorité qu’un État exerce sur ses frontières.
Au Liban, les deux premiers éléments sont plus ou moins réalisés. Cependant, ils n’ont pas, ou très peu, d’impact sur l’enjeu de la démocratie d’une élection.
Le troisième, la souveraineté « westphalienne », est vital dans ce domaine, l’autonomie nationale étant un des attributs-clés, décrits un peu plus haut, d’une élection à caractère démocratique. Si des électeurs ne jouissent pas, au préalable, de la liberté de choisir, les filières de représentation s’abîment fortement. De même pour les élus : s’ils ne jouissent pas, au préalable, de l’autorité finale quant à leurs décisions et surtout leurs mises en exécution dans les limites du régime politique en place, le statut de non-souveraineté « westphalienne » de l’État constitue alors une large faille à travers laquelle le principe de l’obligation d’assumer et de rendre compte ainsi que leur responsabilisation par rapport à leurs actions et bilans tout au long de leur mandat s’effondrent aussi. Entre l’absence de la souveraineté « westphalienne » et la non-démocratie des élections existe alors une relation fondamentale de cause à effet et une forte corrélation. Si la souveraineté « westphalienne » est bafouée, comme c’est le cas apparemment au Liban, la démocratie des élections l’est certainement aussi.
Quant au quatrième élément de la souveraineté, celui de l’interdépendance, lié à l’autorité de l’État libanais sur ses frontières, il est évidemment largement transgressé, à l’unanimité du peuple libanais. Ce qui accentuera encore plus la décadence de l’aspect démocratique des élections qui auront lieu le 15 mai.
À ce jour, j’ai l’impression que la question portant sur la démocratie de ces élections n’est pas d’actualité, ni pour les électeurs, ni pour les candidats et les partis politiques, ni pour les médias, ni pour les spécialistes en sciences politiques, ni pour les observateurs et observatoires de la démocratie… ni même pour la communauté internationale.
J’ai peur alors qu’à l’instar du concept du générateur de quartier, lié à l’absence de l’électricité fournie par l’État, les députés issus de ces élections ne soient plus « députés de la nation », mais « du quartier », avec la non-souveraineté de nos institutions quant aux décisions stratégiques, de moyenne et grande envergure, au niveau national et international.
Démocratie ou pas, les foules iront voter le 15 mai. Victor Hugo aura encore une fois raison : « La foule trahit souvent le peuple. »
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Est ce que le Liban est encore souverain?
20 h 17, le 20 avril 2022