Quarante-sept ans. Cela paraît si lointain qu’il semble tout à coup ridicule d’en parler encore, ce 13 avril d’il y a quarante-sept ans. Il y eut un assassinat suivi d’une hécatombe, laquelle a ouvert les portes de l’enfer quinze ans durant. Ce que l’on retient de cet « événement » aujourd’hui et de tous ceux qui ont suivi, loin des thèses complotistes, de la géopolitique et des stratégies le plus souvent étroites des chefs de la guérilla, c’est que cet enchaînement de violences était devenu un mode de vie. Quand la guerre a éclaté, le Liban était au sommet d’un cycle de prospérité qui avait engendré une classe moyenne ambitieuse, fascinée par les raffinements de l’Europe. Le parc immobilier était en pleine effervescence, de nombreux immeubles et hôtels de luxe étaient en construction, voire des tours d’une hauteur inédite pour l’époque, et dont les carcasses ont fini par s’intégrer au conflit.
Du jour au lendemain, tout était devenu dérisoire. Seul comptait ce miracle qui justifiait que l’on se lève chaque matin : rester en vie. Déjà l’électricité et l’eau étaient un enjeu dont les milices avaient pris le contrôle. L’électroménager brûlait à force de turbulences et rien n’était remplaçable. Ceux qui ont connu cette époque ont appris à changer les plombs et rafistoler ce qui pouvait l’être avec les moyens du bord. Les hivers sans chauffage étaient paralysants et les étés de longs mois en étuve. L’eau venait au hasard des caprices du courant, parfois en pleine nuit. Sous les robinets laissés ouverts, on posait des bassines où se déversait à grand bruit un jus saumâtre et éphémère qui, filtré avec les moyens du bord, servirait avec parcimonie aux divers nettoyages du foyer. Quinze ans durant, seuls les proches des milices pouvaient se permettre d’acquérir des voitures neuves, lesquelles se faisaient remarquer, imposant un certain respect dans les embouteillages inextricables dus au délabrement des routes et des infrastructures. Ces embouteillages se formaient entre deux « rounds », les gens ordinaires se pliant avec résignation aux épreuves qu’étaient déjà les visites aux banques et l’approvisionnement, en attendant la reprise des combats.
Quinze années ont donc passé ainsi, à respirer tout petit pour rester dans la vie. Beaucoup en gardent des souvenirs presque heureux. On dit que la grégarité est essentielle au bonheur humain. On se « grégarisait » beaucoup en ce temps-là. On formait de petits troupeaux, le soir, à la chandelle, dans les étages ou dans les abris, selon le bon vouloir des belligérants du jour ; on jouait à des jeux de société, on riait comme des sans lendemain, et comme des sans lendemain on s’adonnait à des habitudes toxiques, notamment la prise erratique de drogues et de somnifères, l’alcool et le tabac demeurant dans l’ordre des peccadilles. Quand les accalmies semblaient durer, on faisait bravement le tour de son réduit, une quarantaine de kilomètres bordés d’ordures, en chantant à tue-tête des chansons débiles avec des copains pétés. Un jour ou l’autre, l’un serait tué à bout portant par un milicien susceptible. Un autre serait enlevé au hasard pour servir de monnaie d’échange contre un autre malheureux. Une autre encore se viderait de son sang sur la chaussée, déchirée par des éclats d’obus ou l’explosion d’une voiture piégée. Cela se faisait beaucoup, en ce temps-là, avant l’invention des drones. Déjà on considérait farfelues toutes formes de projet ou de planification. Au-delà des peines d’un jour bien rond, se terminant par une nuit où l’on aura eu la chance de dormir, tout semblait impossible, à commencer par la perspective d’un changement et d’une paix durable.
Si le 13 avril 1975 signifie encore quelque chose pour la génération qui en a vécu les conséquences dans sa chair et ses nerfs, la fin de cette longue guerre n’a pas de date précise ou connue. Elle n’a jamais été officiellement célébrée, comme s’il ne s’était trouvé personne pour y croire ou s’en réjouir : un « restons-en là » glacial, entouré d’un silence imposé, comme si les mots avaient le pouvoir de réveiller la bête. C’est dans ce silence que s’est dévidé le tissu libanais, détricoté pour servir de maillage à un pays différent, taillé à la mesure d’une supermilice qui se sert des anciens ordonnateurs des anciennes réjouissances pour dominer l’État en se moquant du résultat des urnes. Quarante-sept ans plus tard, on ne peut qu’admirer, malgré leur échec à former un front commun, la persévérance et le courage physique des représentants de la nouvelle scène politique libanaise, candidats aux prochaines législatives. Ils sont l’espoir. Réhabituons-nous à espérer.
commentaires (4)
Maintenant c’est la guerre du Hezbollah…..
Eleni Caridopoulou
16 h 53, le 14 avril 2022