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Balluchon à l’épaule


Quatre-vingt pour cent des Libanais se serrent dans la case pauvreté et l’ascenseur social ne s’arrêtera plus avant longtemps à leur palier. Il y a ceux qui ont baissé les bras, qui vivent d’expédients et de charité parfois intéressée. Certains sont déjà trop vieux, trop épuisés pour entrer dans la vaine lutte qui consiste à se lever le matin et tenter encore de vivre. De la cuisine sans café à la salle de bains sans eau chaude, parfois sans eau du tout, à leur salon sans compagnie, leurs repères familiers sont hostiles. Au bout d’une vie en pointillé – le nombre de jours « sans » dépassant jusqu’à les effacer les quelques jours « avec » – pour quoi, pour qui se mettre encore debout sur ces jambes douloureuses, faire une toilette, s’habiller, se regarder dans la glace, constater quelques signes de vie, une trace de dignité, pousser sa porte et sortir ? La chance repassera peut-être dans une autre vie.


Ceux qui n’ont pas atteint cet âge des renoncements essayent de s’en sortir. Ingénieurs, avocats, architectes, médecins, dentistes, commerçants, professeurs d’université, la plupart exercent ces métiers pour lesquels, étudiants pleins d’ambition et d’espoir, ils ont en leur jeunesse enchaîné les nuits blanches, cet autre nom de l’obscurité sous les bombes. Certains ont eu l’opportunité de se spécialiser à l’étranger, de s’y installer, d’y exercer. Mais le pays aimant (interroger ce mot) les a repris dans ses filets, étourdis de ses illusions. Après chaque conflit ils ont voulu croire à la reprise et parfois les choses reprenaient. C’est pitié de voir aujourd’hui un grand nombre d’entre eux quémander des emplois auprès des ONG, écumer l’internet en quête d’une place ailleurs, à n’importe quel prix, eux qui ont été les principaux pourvoyeurs d’emplois du pays et qui ont contribué à faire du Liban l’hôpital et l’université du Moyen-Orient. En attendant qu’une porte s’ouvre par-delà l’horizon, ils s’épuisent à faire redémarrer leurs vies sans qualité, pris de vitesse par les factures qui s’accumulent et l’argent qui fond pour pas grand-chose.


Reste-t-il des jeunes ? Si peu. Trop peu quand on sait que chaque fournée d’étudiants qualifiés, toutes spécialités confondues, est triée, emballée, étiquetée et prête à l’export. Quand on nous parle de « fuite des cerveaux », on imagine ce pays décérébré, le crâne ouvert, la précieuse matière qui commande le mouvement, les émotions et la pensée répandue, dispersée, évaporée. Ceux qui reçoivent le fameux tampon sur leur passeport font des jaloux, promettent d’importer leurs amis, de leur chercher une place. Certains partent sans se retourner, selon l’inoxydable tradition de nos rivages. Avec tout ce que la double explosion au port de Beyrouth a arraché, détruit et tué, seule la statue de l’Émigré est restée debout dans la fumée et les décombres, balluchon à l’épaule, tournant le dos à la ville, marchant avec détermination en direction de la mer. Ce n’est pas un signe. C’est une constatation.


Les listes électorales ont déçu les affranchis des appartenances archaïques, au sens où elles ont révélé l’incapacité des indépendants à s’unir. A-t-on vraiment cru que la « révolution » d’octobre 2019 accoucherait d’une nouvelle classe de responsables ? Trop spontanée, trop émotionnelle, trop brève, trop dispersée, trop « trop », elle n’avait pas vraiment cette vocation. Ce mouvement de colère et de dégoût vis-à-vis de dirigeants aussi infatués qu’incompétents aura eu au moins le mérite d’arracher virtuellement ces derniers de leurs piédestaux. Il aura dénoncé les exclusions, ouvert les sujets qui fâchent le pouvoir, imposé les droits des femmes, enclenché une solidarité qui reste dans les mémoires et dont les effets ont été exemplaires dans les semaines qui ont suivi le funeste 4 août 2020. On aura beau dire, ces instants ont eu lieu, et ils tracent une ligne franche entre un avant et un après.


Vieillissant, désabusé, désargenté, désenfanté, défiguré, pris en tenaille par des parties qui l’ont livré à la prédation de puissances étrangères, le Liban d’aujourd’hui semble à son crépuscule. Dans un monde qui n’en finit pas de négocier la dangereuse transition du millénaire, accablé par la guerre en Ukraine, handicapé par les mauvaises perspectives climatiques, ce petit pays n’est visiblement pas en état de rebondir comme il l’a toujours fait par le passé. Il lui faudrait pourtant si peu pour se remettre sur pieds : une gouvernance honnête et bienveillante, un nouveau pacte d’amour et de foi.

Quatre-vingt pour cent des Libanais se serrent dans la case pauvreté et l’ascenseur social ne s’arrêtera plus avant longtemps à leur palier. Il y a ceux qui ont baissé les bras, qui vivent d’expédients et de charité parfois intéressée. Certains sont déjà trop vieux, trop épuisés pour entrer dans la vaine lutte qui consiste à se lever le matin et tenter encore de vivre. De la...

commentaires (4)

Il y a différentes façons de faire une guerre, et celle que nos fossoyeurs ont choisi est sourde, silencieuse, lente mais oh combien destructrice et violente. Affamer, soumettre et asservir pousser à l’émigration de toutes les élites et les bâtisseurs du pays. Tout ceci représente d’autres formes de guerre. Avec la complicité des irresponsables politiques traîtres au pouvoir, nous sommes sûrs que le peuple et le pays seront engloutis sans faire de bruit mais avec des dégâts psychiques et physiques sur tous les citoyens. Ça aussi c’est un génocide sans beaucoup d’effusion de sang, juste un peu, ni de preuves pour rester impunis, encouragés par leurs victimes qui, on dirait en redemandent. Les libanais seront responsables de leur destin quelqu’il soit. Après les élections, si elles auront lieu, ils ne pourraient pas dire on ne savait pas et on nous a encore menti. Ils seraient les seuls responsables de la vie qu’ils auraient choisie avec le bulletin de vote qu’ils auraient glissé dans les urnes. Le destin de chacun est bien plus cher que les miettes ou les quelques pécules qu’ils vous donnent pour élire vos prochains assassins. On n’a plus le droit de se tromper.

Sissi zayyat

13 h 20, le 07 avril 2022

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Commentaires (4)

  • Il y a différentes façons de faire une guerre, et celle que nos fossoyeurs ont choisi est sourde, silencieuse, lente mais oh combien destructrice et violente. Affamer, soumettre et asservir pousser à l’émigration de toutes les élites et les bâtisseurs du pays. Tout ceci représente d’autres formes de guerre. Avec la complicité des irresponsables politiques traîtres au pouvoir, nous sommes sûrs que le peuple et le pays seront engloutis sans faire de bruit mais avec des dégâts psychiques et physiques sur tous les citoyens. Ça aussi c’est un génocide sans beaucoup d’effusion de sang, juste un peu, ni de preuves pour rester impunis, encouragés par leurs victimes qui, on dirait en redemandent. Les libanais seront responsables de leur destin quelqu’il soit. Après les élections, si elles auront lieu, ils ne pourraient pas dire on ne savait pas et on nous a encore menti. Ils seraient les seuls responsables de la vie qu’ils auraient choisie avec le bulletin de vote qu’ils auraient glissé dans les urnes. Le destin de chacun est bien plus cher que les miettes ou les quelques pécules qu’ils vous donnent pour élire vos prochains assassins. On n’a plus le droit de se tromper.

    Sissi zayyat

    13 h 20, le 07 avril 2022

  • Le Liban est a son crepuscule certes, il est moribond. "il faudra de peu pour le faire revivre" me semble wishful thinking.. Il faudra beaucoup et beaucoup de temps pour faire revivre le Liban d'antan.

    Allam Charles K

    10 h 54, le 07 avril 2022

  • ce qui suivra fera mal, tres mal je le sais bien. je dis que ces personnes citees par Ms. Abou Dib, ces etudiants et professionnels absorbes par l'etranger a notre grand dam,pertes seches pour le Liban dit elle, ces personnes instruites au pays a grands couts payes par les libanais/ par le liban au cours des 32 dernieres annees, sont celles- la memes qui ont pris des responsabilites au sein de l'administration publique, tous services confondus, elus deputes, nommes ministres,1ers ministres, charges de missions a l'etranger,construit, batit nos infrastructures malfaisantes ... ils auront detruit le pays alors qu'ils n'oseront meme pas jeter un megot de cigarette dans les rues des pays hotes. PS. sur que je generalise sans plus a motif de degout sans plus.

    Gaby SIOUFI

    09 h 26, le 07 avril 2022

  • La "Revolution du 17 octobre a suivi avec 10 ans de décalage la même évolution que les mouvements des "printemps" arabes; la multiplicités des groupements / associations / partis confirme simplement la déficience désastreuse d'une éducation politique auprès des Libanais qui ont grandi post 1991 convaincus que débrouillardise + "wasta" étaient la clé du succès; s'il y a réveil après les élections parlementaires,il sera amer, hélas.

    Kettaneh Tarek

    02 h 51, le 07 avril 2022

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