Critiques littéraires Version originale

L’autre comme soi-même

L’autre comme soi-même

Lorsque Twyla et Roberta se rencontrent dans un orphelinat du nord de l’État de New York, elles ont huit ans et leur connexion est immédiate. Elles deviennent inséparables. C’est Twyla qui se souvient à la première personne : « My mother danced all night and Roberta’s was sick. » (« Ma mère dansait toute la nuit et la mère de Roberta était malade. ») N’étant donc pas des orphelines en bonne et due forme, elles sont mises à l’écart par les autres filles, qui les baptisent « salt and pepper » (« sel et poivre »). C’est que l’une est noire, et l’autre blanche. Bien que cet aspect de leur identité soit crucial, toute indication qui permettrait au lecteur de pouvoir identifier un des personnages à une catégorie raciale est volontairement omise.

Recitatif est la seule nouvelle jamais publiée par Toni Morrison, dans un recueil aujourd’hui quasiment introuvable, Confirmation : An Anthology of African American Women. C’est l’intellectuel et activiste Amiri Baraka qui est alors à la base du projet, on est en 1983, donc dix ans avant l’attribution du prix Nobel à Morrison, et même avant son prix Pulitzer de 1987, arraché presque au forceps pour Beloved, roman majeur de la littérature américaine. Et cette nouvelle était restée inédite en français jusqu’à sa publication à l’été 2017 dans le numéro 2 de America, le mook fondé par François Busnel et Éric Fottorino, paru durant quatre ans, et dont les seize numéros apparaissent rétrospectivement comme une somme extraordinaire sur l’état de l’Amérique.

Un récitatif, dans l’opéra romantique, est cet interlude entre deux morceaux mélodiques, un chant dont les inflexions se rapprocheraient de la voix parlée. Par extension, c’est le rythme propre à tout langage, la petite musique intérieure, l’histoire qu’on se raconte, et dans Recitatif, c’est autant l’histoire de la narratrice Twyla que celle de son amie d’enfance. On est là à l’intersection de ce qui porte l’œuvre de Morrison, qui commence d’abord par être éditrice chez Random House à New York.

De son aveu même, sa motivation première en tant que romancière, ce qui l’a poussée à se mettre à l’écriture, était son désir de lire les livres qu’elle n’avait pas encore été capable de trouver, dans ce paysage littéraire américain essentiellement masculin et blanc. Elle intervient alors en tant que membre de la minorité, enfermée dans une catégorie raciale, en tant que femme, qui est d’autant plus issue d’un milieu modeste et laborieux. Et c’est à toutes ces figures, à leur manière de réfléchir, à leur type de parole, à leur façon de s’exprimer que Morrison va vouloir ouvrir la littérature ; aux sans-voix et aux sans-grades, à ceux qui sont restés en dehors de l’histoire.

Toute écriture est la rupture d’un silence. Dans le cas de Morrison, c’est une double rupture, puisqu’elle donne une voix à ceux qui n’en ont jamais eu : c’est le monologue intérieur de Florens en 1690 dans Un Don (voir L’Orient littéraire de septembre 2009), de Sethe deux siècles plus tard dans Beloved, ou encore le bras de fer entre Frank, le personnage principal de Home et Morrison elle-même (voir L’Orient littéraire de juin 2012). Si le texte de Recitatif est court, Morrison reste maître de l’ellipse ; on suit alors l’amitié conflictuelle de Twyla et Roberta à travers cinq moments de leur parcours, qui sont comme autant de vignettes allant jusqu’à leur âge adulte, lorsqu’elles deviennent mères, réussissent dans la vie et connaissent plus ou moins le bonheur.

Mais l’essentiel est ailleurs : une fois les personnages délestés autant de leurs attributs que de leurs stéréotypes raciaux, le travail du lecteur peut commencer. Comme l’écrit Zadie Smith dans une introduction remarquable, « Somebody in There After All », qui restera comme un magnifique exemple de lecture soucieuse et méthodique d’un texte et qui accompagne la parution pour la première fois sous forme de livre de Recitatif, cette nouvelle est un puzzle où le lecteur s’attelle à trouver son chemin, une expérience où le sujet de l’expérience est le lecteur lui-même.

À l’époque de sa parution, il y a près de quarante ans, il est encore peu commun d’insister sur le fait qu’être blanc est également une catégorie raciale à part entière et en ceci Morrison est l’héritière de James Baldwin, dont elle était d’ailleurs très proche, et qui est le premier à avoir mis en avant le fait qu’être blanc, la « whiteness », était une catégorie centrale pour penser et comprendre le système américain et sa littérature.

En brouillant la piste des appartenances et des identités, Morrison finit par montrer comment s’opère et s’agence l’écheveau de la domination, de l’exploitation et de l’exclusion. Elle montre comment la division raciale dans la culture américaine dépend largement de la manière dont chacune des communautés se définit par opposition à l’autre, par ce qui la distingue de l’autre ; comment on pense l’autre en termes de catégories et de différences dit beaucoup de choses sur soi et très peu de choses sur l’autre.

Si cette littérature est universelle, c’est parce qu’elle s’adresse d’abord à l’humanité de chaque lecteur. Qu’elle force à se penser soi-même comme un autre. À penser l’autre comme soi-même. Je suis Twyla et Roberta, et en même temps évidemment ni l’une ni l’autre, mais dans chacune je reconnais quelqu’un. Quelqu’un à part entière.

Lorsque Twyla et Roberta se rencontrent dans un orphelinat du nord de l’État de New York, elles ont huit ans et leur connexion est immédiate. Elles deviennent inséparables. C’est Twyla qui se souvient à la première personne : « My mother danced all night and Roberta’s was sick. » (« Ma mère dansait toute la nuit et la mère de Roberta était malade. »)...
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