Critiques littéraires Correspondance

Cioran, notre grand consolateur

Cioran, notre grand consolateur

D.R.

Manie épistolaire. Lettres choisies, 1930-1991 de Cioran, édition de Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024, 320 p.

La caractéristique peut-être la plus paradoxale des écrits de Cioran est leur vertu consolatrice. Paradoxale non seulement en raison du nihilisme de ce penseur roumain, de son cynisme invétéré et du pessimisme de sa pensée, mais encore en raison du maigre contenu de cette pensée – un contenu qui, en effet, tient en quelques mots : le monde n’a pas de sens, la vie est une carrière dans laquelle il aurait mieux valu ne pas s’engager, et tout le reste n’est qu’illusion. Comment donc une telle rumination stérile et désespérée peut-elle avoir un effet consolateur ?

Peut-être faudrait-il chercher le début d’une réponse dans le fait que lire Cioran est une expérience jubilatoire. Il y a bien entendu ceux, nombreux, qui répugnent à cette lecture, qui la trouvent assommante, voire démoralisante  ; mais ceux qui ont la chance d’être envoutés par ses livres, dévorant ses aphorismes comme l’on dévore un roman palpitant, connaissent bien ce sentiment contradictoire de joie lugubre induit par les réflexions sarcastiques et amères de ce grand insomniaque – une joie tellement revigorante qu’on est amené à penser, aussi saugrenu cela soit-il, à la célèbre définition qu’en donne Spinoza : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. »

Cette joie sombre, on la ressent également à la lecture de ses lettres, dont une anthologie vient de paraître chez Gallimard sous le titre Manie épistolaire. Les cent soixante et une lettres qui y figurent couvrent presque toute la vie de Cioran : il a 19 ans lorsqu’il rédige la première, 79 lorsqu’il signe la dernière.

Ce qui frappe dès l’abord, c’est que ces missives dévoilent très peu l’intimité de leur auteur  ; et cela est d’autant plus surprenant que Cioran n’y parle presque jamais d’autre chose que de lui-même, ou plus précisément de ses états d’âme. Sa correspondance est une sorte de confession, mais abstraite, dépouillée des éléments concrets qui font tout le charme et le sel des confessions et des correspondances, à savoir la vie privée de l’écrivain, une vie privée dont Cioran semble vouloir barrer l’accès même à ses proches et amis. Dans ses lettres, au lieu donc de l’intimité, il livre – bien entendu – des réflexions et des pensées, mais surtout des affects en quelque sorte à l’état pur, c’est-à-dire des émotions (de la tristesse, du désespoir, de l’angoisse, de la rage…) presque brutes, détachées de leurs causes circonstancielles – d’ailleurs, Cioran procède de la même manière dans ses livres, ce qui crée une nette ressemblance entre ces derniers et sa correspondance.

Ainsi donc sevrées de ce qui les a fait naître, ces émotions s’enflent et se dilatent et deviennent explosives, elles acquièrent une dimension cosmique au point de communiquer au lecteur, en plus de la rage, de l’angoisse, du désespoir ou la de tristesse, quelque chose de tout autre : une sensation si intense de vitalité, un sentiment si puissant de joie – en somme la conscience de passer d’une moindre à une plus grande perfection.

Or, c’est une joie qui n’anéantit ni le désespoir ni l’angoisse : elle les purifie de tout ce qui se rapporte à ce bas-monde, elle les élève au-dessus de tout ce qui est terrestre, les rendant ainsi proprement métaphysiques. Face à cette apothéose macabre, le lecteur se sent plus libre, plus léger : sa détresse ne lui appartient plus, ni son accablement, ni son dégoût de la vie  ; toutes trois font désormais partie de l’essence même de l’univers.

Mais cette consolation ne dure guère. Car soudain, les limites du dicible ayant été atteintes – limites au-delà desquelles seul un mystique pourrait s’aventurer –, retentit un rire sardonique, Cioran étant, évidemment, de nature beaucoup plus diabolique qu’angélique. On est immédiatement ramenés sur terre : à notre misère, à nos calamités. Notre seul recours est alors d’en rire. Comme lorsque Cioran termine une lettre par cette boutade : « Sur mon spermatozoïde il était écrit : malheur. »


Manie épistolaire. Lettres choisies, 1930-1991 de Cioran, édition de Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024, 320 p.La caractéristique peut-être la plus paradoxale des écrits de Cioran est leur vertu consolatrice. Paradoxale non seulement en raison du nihilisme de ce penseur roumain, de son cynisme invétéré et du pessimisme de sa pensée, mais encore en raison du maigre contenu de cette...
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