Les relents de poisson s’accrochent aux narines. Ils couvrent toute la longueur du trottoir dans cette rue très passante de la ville du Liban-Sud. Un peu plus loin, un autre vendeur ambulant, voulant profiter de la présence de visiteurs étrangers à la ville, leur déroule la même histoire. « Taza ! J’ai moi-même pêché ces poissons ce matin ! »
Du poisson décongelé
Un discours catégoriquement rejeté par le syndicat des pêcheurs, dont le siège se trouve dans le port de pêche tout proche. « Ces vendeurs proposent du poisson importé et congelé qu’ils décongèlent. Parfois, ils glissent dans le lot quelques poissons frais achetés sur le marché local, pour faire passer la totalité de leur marchandise pour du poisson local et frais. La consommation de tels produits décongelés peut certainement causer des complications sanitaires, voire provoquer des empoisonnements », explique à L’OLJ le chef du syndicat des pêcheurs de Saïda, Nazih Senbol. Selon lui, avant la crise économique associée à la chute de la livre libanaise, les poissons décongelés proposés sur ces étals étaient beaucoup moins chers que les poissons frais vendus dans la poissonnerie du port. « De nos jours, la différence n’est que minime puisque le poisson qu’ils vendent est importé et que son prix est lié à celui du dollar », poursuit-il.
Des membres du syndicat dénoncent une « véritable arnaque ». « Leurs balances sont truquées et les poids qu’ils utilisent pour peser les marchandises sont vides. Dans certains cas, entre les deux passoires où le poisson est disposé pour être pesé (le vendeur explique que l’une d’elle est cassée, profitant du poids supplémentaire de la seconde) est dissimulé du sable pour augmenter encore plus le poids sur la balance. Sans oublier que leur poisson n’est que partiellement nettoyé afin qu’il pèse plus lourd », expliquent-ils.
Poursuites incessantes
Ces vendeurs ambulants ne sont pas inconnus des forces de l’ordre et de la police municipale. Ils sont souvent poursuivis, ce qui les amène à déplacer leurs étals. Récemment, une vidéo montrant l’un d’eux qui menace de laisser son bébé à la police en signe de protestation a fait le tour des réseaux sociaux, suscitant l’empathie des internautes. C’est en y regardant de plus près que l’on se rend compte que l’homme fait partie de la catégorie controversée de ces vendeurs de rue, même si sa douleur est probablement bien réelle. L’homme en question, qui n’a souhaité être identifié que par ses initiales S.C., n’a pas voulu se prononcer sur le sujet et s’est contenté de répondre laconiquement aux questions. « Alors que nous vendions notre poisson ce jour-là, les forces de sécurité et la police municipale nous ont ordonné de partir et ont voulu tout nous prendre », raconte-t-il.
Mohammad Saoudi, président de la municipalité de Saïda, affirme que la municipalité a plusieurs fois proposé à ces personnes un lieu spécifique où elles pourraient s’installer et vendre leur poisson sans nuire aux biens publics. « En envahissant le trottoir de la rue principale de Saïda, ces vendeurs y jettent tous les déchets du poisson et nuisent à l’image de la ville, déclare-t-il à L’OLJ. Nous allons leur accorder un nouveau terrain assez grand pour les réunir tous près de l’avenue principale. »
« Trois chefs » derrière les petits vendeurs
Pour les pêcheurs de la ville côtière, ces vendeurs ambulants constituent une concurrence déloyale. « Ce ne sont pas des pêcheurs et, dans la majorité des cas, la marchandise ne leur appartient pas. Trois personnes détiennent la majorité de ces petits business illégaux, et ces vendeurs sont leurs employés. Nous connaissons l’identité de ces chefs », révèle M. Saoudi. « En se plaçant à l’entrée du port où se trouve la poissonnerie locale, ces gens essaient de faire passer leur poisson décongelé pour du poisson local frais et y gagnent beaucoup. En voulant se remplir les poches, ce cartel nuit à l’image de la ville et au marché du poisson local reconnu dans tout le pays », déplore-t-il.
Des sources de Saïda bien informées du dossier, mais souhaitant rester anonymes, confirment cette version. « Trois chefs détiennent les six étals qui sont sur le trottoir à l’entrée du port. Ils achètent le poisson congelé et le distribuent à leurs employés qui se chargent de le vendre. Ces personnes sont pratiquement intouchables, se disant protégées par des politiciens de la ville », dit l’une d’elles. Personne ne veut, toutefois, donner les noms de ces “trois chefs”.
Selon cette source, « chaque fois que les forces de sécurité arrêtent un des vendeurs illégaux, son leader politique, à qui l’on aura fait parvenir une version erronée de l’histoire, se charge de le faire relâcher. La rivalité politique aidant, aucun des petits chefs locaux n’accepte de déplacer ses étals tant que le protégé de l’autre leader politique ne l’a pas fait. Au final donc, rien ne change ». Ces sources anonymes sont formelles : les responsables ne peuvent plus ignorer la vraie version de l’histoire et la présence de cette nébuleuse.
Certains pêcheurs dorment à même le sol
Cette concurrence déloyale est d’autant plus mal vécue par les pêcheurs qu’ils sont frappés de plein fouet par la crise. « Nous vivons des temps très difficiles. Certains de nos pêcheurs dorment à même le sol, lâche amèrement le chef du syndicat. Même en cas de bonne pêche, d’une valeur d’un million de livres ou plus, il ne reste au pêcheur qu’un mince profit, lui permettant à peine de ramener à la maison un minimum pour subsister. Il faut toujours soustraire, au produit de la pêche, la paye de son assistant, le coût du mazout pour le fonctionnement du bateau et le prix du filet de pêche, qui une fois jeté à l’eau n’est plus réutilisable », détaille Nazih Senbol.
Salah al-Batrouni, trésorier du syndicat, souligne pour sa part que le filet, vendu auparavant à environ 15 000 LL, coûte désormais plus de 200 000 LL, précisant que tous les équipements de pêche sont aujourd’hui facturés en dollars. Les membres du syndicat déplorent en outre le fait qu’un seul commerçant détient le monopole de la vente d’équipements de pêche à Saïda, contrôlant ainsi, sans états d’âme, l’ensemble des prix.
Alors qu’ils ont de plus en plus de mal à subsister, les pêcheurs de Saïda réclament aujourd’hui des aides d’urgence qui tardent à arriver. Au-delà de leur situation personnelle, c’est aussi l’image de leur ville qui leur tient à cœur. « Nous voulons préserver l’excellente renommée du poisson de Saïda, convoité par les poissonneries du pays entier », assure M. Senbol.
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Ce que fait ce cartel est un crime de plus commis sur les citoyens qui ne savent plus avec quoi se nourrir puisque tous les secteurs alimentaires sont gangrenés d’assassins qui empoisonnent la population pour se remplir les poches. Que des politiques soient derrière ce scandale n’étonnerait personne au contraire ils iront voter pour eux pour qu’ils puissent mieux les achever. Un peuple de masochistes comme on n’en fait plus.
Sissi zayyat
13 h 58, le 07 mars 2022