Rechercher
Rechercher

Lifestyle - La carte du tendre

5 février 1950 : la place des Martyrs dans le « zamharir »


5 février 1950 : la place des Martyrs dans le « zamharir »

Il neige sur la place des Martyrs, « L’Orient » du 6 février 1950. Photo d’archives L’Orient-Le Jour

La scène est impressionnante : nous sommes sur la place des Martyrs, et cet arrière-plan masqué par une brume inquiétante, on dirait un tsunami, une explosion volcanique, la fumée d’un incendie gigantesque ou encore un effondrement façon 11-Septembre. La foule dont on ne distingue que des silhouettes semble fuir, comme dans un film d’horreur, quelque phénomène définitif. Ajoutant au dantesque du spectacle, les statues des deux Pleureuses au centre de l’image, comme prises d’une folie hallucinée, dansent une espèce de ronde enfantine pour conjurer les éléments. Leur taille monumentale, comparée aux passants apeurés, projette sur la scène une atmosphère surnaturelle qu’exacerbent la qualité médiocre de l’impression sur papier journal et ces flocons de neige prêts à vous fouetter le visage.

Un véritable zamharir, ce froid intense qui nous vient du nord, a envahi la région ce 5 février 1950. La coulée polaire qui est déjà passée par la Turquie, figeant Istanbul et Ankara dans un froid sibérien avec des températures de -25°, a fini par atteindre la Syrie (-20° à Alep), le Liban, la Jordanie, la Palestine et même l’Égypte où les températures brisent des records de baisse jamais vus de mémoire d’homme. Alors forcément, il neige dru à Beyrouth. Cette neige n’a rien à voir avec les misérables amas de grêle que nous connaissons de nos jours et qui ne tiennent même pas le temps de prendre une photo. Non, il neige sérieusement, il neige longtemps, il neige suffisamment pour que le photographe-reporter de L’Orient, qui travaille aussi pour Le Jour, immortalise des tableaux de toute beauté que l’on découvrira le lendemain dans les deux journaux, à l’époque concurrents. Pour ce faire, il va jusqu’à grimper avec beaucoup de témérité sur les toits d’où il actionne sa caméra à plat ventre : de l’immeuble Tabet, à l’extrême sud de la place des Martyrs, il prend une vue plongeante où l’on voit un tramway immobilisé dans une étendue immaculée. D’autres images montrent les toits de tuiles, si nombreux encore à l’époque, couverts de neige – et comme la neige sied aux tuiles ! Beyrouth en est sublimée. Notre ville, où il ne neige que « tous les vingt ans », selon Fouad Debbas, avait accueilli une neige tout aussi abondante le 11 février 1920. Des cartes postales en portent témoignage. La neige est revenue à Beyrouth en 1941 et 1945, mais cette fois-ci elle est vraiment particulière : pour la première fois en trente ans, elle tient un, deux jours, suffisamment en tout cas pour graver dans les mémoires de ceux qui ont vécu cet événement, et qui s’en souviennent encore aujourd’hui, l’émotion des enfants face au merveilleux.

Dans la même rubrique

La dignité et le chapelet

Mais le phénomène ne fait pas que des heureux. Cette tempête survient moins de deux ans après la première guerre israélo-arabe de 1948, qui a jeté dans la nature des milliers de réfugiés en Palestine, en Jordanie, en Syrie et au Liban : il y a des victimes, dont le nombre ne sera jamais vraiment connu car la propagande s’en mêle aussitôt. On affirmera le lendemain que « des dizaines de vieillards et d’enfants sont morts de froid » dans les camps du nord et du sud du Liban, que des « tentes se sont effondrées sur leurs occupants, faisant des centaines de morts » en Palestine et en Syrie, avant que quelques-unes de ces informations ne soient démenties. Il n’empêche : comme les Syriens aujourd’hui, les réfugiés palestiniens ont certainement payé un prix lourd.

Dernière neige pour « Les Pleureuses »

L’image montre une place des Martyrs sur le point de changer définitivement de visage. Ce 5 février 1950, cela fait quatre mois que le Petit Sérail, masqué à l’arrière-plan par la tourmente, a été évacué par ses derniers occupants, les services de la Sûreté et le commissariat de police du Bourj. La municipalité a pris la décision de le détruire, conformément aux recommandations des urbanistes Écochard et Egli. Mais, alors que ceux-ci préconisaient la création d’une avenue de la place des Martyrs jusqu’au port, la même municipalité a autorisé la construction de l’immeuble du cinéma Rivoli, bloquant indéfiniment ce projet qui aurait désengorgé le centre-ville, sans doute pour satisfaire des intérêts privés, et rendant du même coup la destruction du vieux sérail inutile. À l’époque, des nostalgiques du vieux Beyrouth s’en sont émus, prenant la défense du bâtiment historique construit en 1884, souhaitant le voir transformé en « somptueux hôtel de ville » ou en « centre commercial ». Mais en vain : après des mois d’atermoiements, il sera démoli pour laisser place… à un parc de stationnement. Le plan initial était d’en faire un parking souterrain : ce serpent de mer des projets municipaux de Beyrouth, à cause duquel la reconstruction de la place des Martyrs est depuis 1994 indéfiniment suspendue, date donc de la fin des années 1940…

Dans la même rubrique

Bienvenue à l’hôtel Normandy, nous vous attendions depuis longtemps...

Dans ce tableau impressionniste, la neige recouvre les palmiers offerts par l’Égypte au milieu des années 1920, ainsi que les arbres du jardin central. Elle recouvre Les Pleureuses, ce monument de Youssef Hoyek avec lequel nous avions inauguré cette rubrique il y a cinq ans : une mère musulmane revêtue du voile, une mère chrétienne tête nue, communiant face à face et les mains dans les mains dans une même ferveur, en souvenir des martyrs de 1916. Inaugurées en 1930, très controversées, Les Pleureuses vivent leurs dernières années : elles seront déboulonnées en 1954. Quant aux voitures au premier plan, elles donnent une idée de la prospérité du Liban indépendant sous Béchara el-Khoury : de gauche à droite, une Dodge Custom Sedan 1948, une Dodge Coronet 1949 et une Plymouth Special Deluxe 1948. Des véhicules neufs utilisés en taxis ou en tout cas garés dans le parking des taxis : on dirait presque une publicité. C’est cela aussi, l’âge d’or du Liban.

Lire aussi

Un destin libanais

Les Beyrouthins reverront la neige en 1959, en 1964 et en 1970, mais jamais comme en cet hiver 1950 : depuis cette année-là, il y a maintenant soixante-douze ans jour pour jour, la neige n’a plus jamais recouvert notre capitale d’un manteau aussi épais. Il faut croire que la nature n’a plus envie d’embellir une ville défigurée par la cupidité des hommes.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.

La scène est impressionnante : nous sommes sur la place des Martyrs, et cet arrière-plan masqué par une brume inquiétante, on dirait un tsunami, une explosion volcanique, la fumée d’un incendie gigantesque ou encore un effondrement façon 11-Septembre. La foule dont on ne distingue que des silhouettes semble fuir, comme dans un film d’horreur, quelque phénomène définitif....
commentaires (1)

Peut-etre le zamharir etait en effet un froid polaire. Tout depend de ce qu'on a d'habitude. S'il fait toujours beau et 21 degree Celsius comme a Beyrouth, 0 Celsius c'est polaire bien-sur.

Stes David

20 h 18, le 05 février 2022

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Peut-etre le zamharir etait en effet un froid polaire. Tout depend de ce qu'on a d'habitude. S'il fait toujours beau et 21 degree Celsius comme a Beyrouth, 0 Celsius c'est polaire bien-sur.

    Stes David

    20 h 18, le 05 février 2022

Retour en haut