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Lifestyle - La carte du tendre

La dignité et le chapelet

La dignité et le chapelet

Été 1976 : un Palestinien de Tall Zaatar durant le siège. Coll. Georges Boustany

Le mal du pays, le dénuement, l’exil, la cruauté de l’histoire et de ceux qui l’écrivent ont creusé dans le visage de cet homme les sillons de sa terre perdue. J’aurais pu préciser : de ce réfugié palestinien si ces termes n’étaient pas réducteurs et dénués d’humanité. Maintenant que toute notre région n’est plus qu’une plaie purulente d’où fuient des populations persécutées, maintenant que nous sommes tous personae non gratae, cet homme ne m’est plus étranger. Comme vous, comme moi, il a un nom, une famille, une histoire, des anecdotes à raconter, des souvenirs ; cet homme, c’est nous tous, les bas peuples utilisés comme des pions ou de la chair à canon, et que l’on déplace au gré de rapports de force qui nous dépassent.

Cet homme et les siens ont terrorisé ma jeunesse. Lorsque les événements ont éclaté en 1975, ils voulaient massacrer l’enfant de sept ans que j’étais ; du moins, c’est ce qu’on me disait. Autour de moi, on évoquait les « massacres perpétrés par les fedayines dans les quartiers chrétiens ». Ils entraient dans les maisons, tiraient sur les enfants, les mamans et les grands-parents. Ils voulaient s’emparer de notre pays. Nous allions être chassés de chez nous comme ils l’avaient été de chez eux. J’en faisais des cauchemars, où ces gens-là stockaient les enfants morts comme des quartiers de viande dans des grottes obscures avant de les manger. Ces cauchemars m’ont poursuivi durant toute la guerre. Jusqu’à ce que je comprenne que les enfants de cet homme faisaient les mêmes cauchemars où les assassins, c’était nous.

Cette photo fait partie d’un lot que j’ai acquis à contrecœur, tant il rappelle ces terreurs d’enfance : des vieillards hébétés, des adolescents maniant les armes, des femmes occupées à cuire du pain à même le sol, des égouts à ciel ouvert courant dans des boyaux sordides, des bunkers, des meurtrières, un bidonville. Toutes ces photos ont été prises durant le siège de Tall Zaatar l’été 1976. Ce camp palestinien situé à l’est de Beyrouth était un obstacle à la constitution d’un pré carré chrétien. Les fedayine, fourvoyés dans une guerre qui n’était pas la leur, ne se privaient pas de tirer sur les quartiers alentour. Ils avaient pris l’habitude de sortir du camp, d’établir des barrages volants, de demander leur carte d’identité aux automobilistes, de procéder à des enlèvements. Quand le camp a été détruit au bout de deux mois de siège et que j’ai voulu comprendre pourquoi, c’est l’argument qui m’a été servi : « Ils faisaient comme s’ils étaient chez eux. »

Me voilà aujourd’hui face à cet homme que j’ai emporté dans mes bagages. Ce Palestinien sans papiers, anonyme et surnuméraire, ce vieil ennemi de mon enfance. Ce criminel qui me faisait si peur avec ses enfants bardés d’armes, encagoulés dans leurs keffiehs, taguant les murs de ma ville de slogans importés à la gloire d’une révolution qui prétendait abolir tout ce qui était mon univers, ma comfort zone. Tout à coup, dans le regard de cet homme, je reconnais le mien. Moi aussi, quand je regarde par la fenêtre une terre étrangère, c’est mon pays que je vois. Moi aussi je tiens, impuissant, des barreaux qui prétendent à l’élégance et qui ne sont que prison. Moi aussi j’ai trop vécu, enduré trop d’exils, de déplacements, de changements brutaux, de renoncements. Qu’est-ce qui me sépare de cet homme aujourd’hui ?

L’éléphant dans la pièce

Les Anglo-Saxons appellent cela l’éléphant dans la pièce : on aura beau s’apitoyer sur le sort du Liban, tenter de faire revivre ce qu’il fut à travers des images et des mots, regretter cet âge d’or (ou supposé tel), évoquer les immenses réalisations de ce petit pays à peine visible sur la mappemonde, il nous faudra bien un jour affronter cet éléphant que nous n’avons pas voulu voir, cette part de honte qui fait contrepoids à notre fierté d’avoir bâti une nation : les réfugiés palestiniens et, au-delà, les inégalités sociales.

Maintenant que tout n’est que débris, que nous sommes tous face au désastre, que nous sommes frères et sœurs dans le malheur en somme, autant plonger nos mains dans la fange. Nous avons abrité ces gens chassés de leur terre en les parquant dans des conditions inhumaines. Nous les avons privés de pratiquement tout, élargissant une cassure historique entre nantis et déshérités. Dans cette cassure se sont engouffrées toutes les maladies de notre société. De cette cassure se sont nourris des idéologies d’importation et des leaders crapuleux. Des puissances étrangères en ont profité pour se battre par procuration. Une guerre de quinze ans n’a pas suffi à purger le corps malade. Au moment où j’écris ces lignes, il se trouve encore des gens pour contester aux descendants de cet homme le droit à une vie décente.

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Le regard de cet homme est une accusation vaine lancée à la face du monde : vaine, car il est mort en exil. Vaine, car face à Goliath, David a été écrasé. Trêve de romantisme : la loi du plus fort triomphe, les faibles sont toujours abandonnés à leur sort, les destins confisqués ne seront pas rendus. Non, cet homme assiégé ne présente pas la paume de sa main en signe de paix car il ne lui reste plus que la dignité et le chapelet. Il ne s’effondre pas en pleurs devant ses agresseurs qui ont aussi peur que lui. De toute façon, il ne peut plus aller nulle part. Il n’est pas un gentil mouton, il est un fauve dont on a arraché les griffes, et toute la frustration du monde se concentre dans ce regard terrible. Un fauve parqué dans un taudis insalubre et sans vitres.

Aujourd’hui, les descendants de cet homme sont partout ici à Dubaï, je les vois dans leur nouvelle vie ; je vois aussi des Syriens – et tous parlent mon dialecte. Loin de chez nous, nous sommes redevenus frères et sœurs. Un peuple, qui a saisi combien des étrangers peuvent apporter de richesse, nous a tous accueillis à bras ouverts et ne craint pas que les immigrés soient devenus majoritaires. Nous sommes des exilés et nous avons tous la même fidélité à notre terre, à notre culture, à notre héritage, à notre langue. Chacun emporte son pays dans son cœur en espérant y retourner un jour. Après tout, les Juifs l’ont bien fait durant deux mille ans avant de rentrer chez eux.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines visiter le Liban du siècle dernier, à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible mondialement sur www.buylebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +961-3-685968

Le mal du pays, le dénuement, l’exil, la cruauté de l’histoire et de ceux qui l’écrivent ont creusé dans le visage de cet homme les sillons de sa terre perdue. J’aurais pu préciser : de ce réfugié palestinien si ces termes n’étaient pas réducteurs et dénués d’humanité. Maintenant que toute notre région n’est plus qu’une plaie purulente d’où fuient des...

commentaires (9)

Je n ai aucune compassion pour ces personnes qui ont tente de prendre le liban comme pays de remplacement.qui seme vent. Recolte tempete…….

Robert Moumdjian

12 h 13, le 25 janvier 2022

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Commentaires (9)

  • Je n ai aucune compassion pour ces personnes qui ont tente de prendre le liban comme pays de remplacement.qui seme vent. Recolte tempete…….

    Robert Moumdjian

    12 h 13, le 25 janvier 2022

  • Si les palestiniens tiennent vraiment à retrouver leur palestine, c’est simple, il suffirait qu’ils se regroupent tous sans exception à toutes frontières d’Israël comme ont fait les migrants à la frontière Polonaise ? Encercler Israël pacifiquement à toutes ses frontières, ameutera le monde entier, et servira mieux la cause palestinienne pour peu qu’elle existe vraiment. Et ceci sans violence, sans haine ni guerre ils pourront reconquérir leur territoire s’ils ont en vraiment la volonté.

    Le Point du Jour.

    13 h 04, le 24 janvier 2022

  • Qui sème le vent récolte la tempête Wou Bass !

    Darwiche Jihad

    21 h 32, le 23 janvier 2022

  • Trop d’amalgames, cher monsieur! Certes, nous sommes devenus des nomades errants à l’image des juifs mais nous respectons les pays qui ont l’amabilité de nous recevoir et nous faisons profil bas afin de nous assimiler et interagir intelligemment sans causer des dégâts à part quelques personnages possédant un égo démesuré qui sortent du lot de temps à autre un peu partout mais souvent aussi des génies qui nous apportent de la fierté. Bref, tous errants mais pas vilains au point de détruire un beau pays et forcer les autochtones à l’exil douloureux et à l’éclatement des familles.

    Wow

    14 h 39, le 23 janvier 2022

  • Très beau texte, mais l'amalgame final est contestable.

    Politiquement incorrect(e)

    12 h 29, le 23 janvier 2022

  • Personne ne vous a obligé à fuir votre pays, gardé par les sacrifices de dizaines de milliers de martyrs. Cette fois-ci, difficile de comprendre votre raisonnement. Vous, et d'autres qui se réfugient à Dubai,cherchent la paix qui n'en est pas une. Un jour viendra peut-être, où vous vous réfugiez à nouveau dans ce pays.

    Esber

    11 h 47, le 23 janvier 2022

  • Les chefs palestiniens et leaders alliés n'avaient-ils pas négocié, si ce n'est conquis, des camps où leurs sujets seraient indépendants du Liban, un état indépendant dans l'état libanais et des Libanais? Ne menaient-ils pas des attaques internationales à partir de leur état dans l'état libanais, attaques payées très cher par ce qui restait de l'état libanais et de ses citoyens? Les Libanais à l'étranger créent-ils des états dans les états qui les accueillent? Les Libanais épars à l'étranger attaquent-ils les peuples qui les ont accueillis et mènent-ils des guerres internationales à partir de territoires indépendants qu'ils auraient conquis en France, au Uk, aux US, aux Antilles, en Afrique, an Amérique Latine etc.? Emporté par son sentimentalisme l'auteur défie la raison et parvient au n'importe quoi. L'Orient-Le Jour laisse parler, tout à son crédit...

    Fadoul Paul

    20 h 53, le 22 janvier 2022

  • récit poignant, photo tout aussi poignante, merci Mr Boustany. Mais des réserves quant à votre conclusion; aucune comparaison possible entre la "allia" de juifs ukrainiens, américains ou européens attirés par la foi ou l'économie et les pauvres errants de nos contrées proches orientales.

    le francophile

    19 h 39, le 22 janvier 2022

  • Pas vraiment d’accord avec la comparaison, mais belle plume et texte touchant.

    lila

    18 h 35, le 22 janvier 2022

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