Rechercher
Rechercher

Lifestyle - La carte du tendre

Un destin libanais

Un destin libanais

Linda et son petit, le 9 décembre 1917. Album de famille Yva Moutran Moufarrege

Cette image que le temps n’a pas épargnée dort depuis un siècle dans une boîte en carton où Yva, ma grand-mère maternelle, conserve ses photographies familiales : voici sa mère Linda Moutran, née Aggiouri, et son frère aîné Georges. Comment regarder cette image autrement qu’avec émotion ? Le lien qui unit une mère à son petit est l’expression la plus absolue de l’amour, ce « toi et moi contre le monde entier » dont l’observateur se sent immédiatement exclu mais qui le bouleverse néanmoins : gageons que, là où ils sont maintenant, Linda et Georges continuent de s’aimer avec cette force qui n’offre de prise ni au temps ni à l’espace, et encore moins au néant.

Ce dimanche 9 décembre 1917, Linda a décidé de faire une surprise à son mari Nassib Moutran : elle a emmené leur petit chez le photographe. Au dos du tirage, elle a écrit à Nassib, dans un français parfait, des mots simples et tendres: « Mon chéri, j’ai pensé pour te fêter pour la Noël et le jour de l’An t’envoyer ce bébé avec sa maman. J’espère qu’ils seront assez éloquents pour te dire les vœux que je forme pour toi : une longue vie, le bonheur et la prospérité et surtout ton retour auprès de ta chère famille qui t’attend avec impatience les bras ouverts. Bébé et moi t’embrassons bien fort. Linda. » Maman et petit regardent l’objectif.

Elle exhibe son alliance, bien en vue, histoire de rassurer. Appuyé sur elle, il porte l’habit que l’on met, au Liban, aux enfants gravement malades pour les confier à Dieu : quelle tragédie se cache donc derrière cette image en apparence classique ?

9 décembre 1917 : nous sommes en pleine Première Guerre mondiale, que l’on appelle alors la Grande Guerre. L’Empire ottoman vit ses derniers mois, après six siècles d’existence. En déclarant la guerre, trois ans auparavant, aux Alliés représentés par les Français, les Britanniques et les Russes, le sultan Mehmed V a signé l’arrêt de mort de son empire sur le déclin. Son cruel représentant au Levant, le boucher Jamal Pacha, se livre depuis à des exactions impitoyables contre les populations locales. Blocus du Mont-Liban et famine, destruction du centre de Beyrouth, persécution et exécution des nationalistes : il a eu recours à toutes les méthodes pour mater une population potentiellement séditieuse. Parmi ces nationalistes figure le pacha de Baalbeck, Nakhlé Moutran : ce cousin de Nassib est cité parmi les martyrs de 1916, quoiqu’il ait été assassiné lors de sa déportation en Turquie. Après lui, la répression s’est étendue à la plupart des figures de la famille Moutran de Baalbeck, soupçonnées de sympathie avec les Français : Élias Bey, le père de Maud future Fargeallah, mais aussi Nassib, francophone et francophile notoire, ont été déportés en Turquie et y resteront jusqu’à la fin de la guerre.

Au verso, le message de Linda à son mari exilé. Album de famille Yva Moutran Moufarrege.
Des vœux de bonheur simples dans une tourmente qui nous dépasse

Ce même 9 décembre 1917, les Britanniques d’Allenby ont pris Jérusalem : est-ce un hasard si cette photo date du même jour, Linda voyant enfin poindre une lueur d’espoir avec le retour prochain de son mari ? En tout cas, elle sait, en écrivant ces lignes, que cette carte devra passer par la censure ottomane : elle n’évoque ni la situation ni quoi que ce soit qui puisse nuire aux conditions de détention de Nassib. Ce sont juste les mots d’une épouse amoureuse. À une époque où la pudeur est de mise et où l’intimité ne sort pas des boudoirs, elle calligraphie au vu et au su de censeurs frustes un magnifique « Mon Chéri » en y mettant de fières majuscules qui ne trahissent aucune hésitation. Gageons que ces deux mots, soigneusement centrés et isolés, lumineux comme l’alliance à son doigt, sont ceux qui ont dû procurer le plus de plaisir au déporté.

Curieusement, Linda ne nomme pas son petit, qu’elle se contente d’appeler « bébé » à deux reprises. A-t-il seulement un prénom au moment où est prise cette photo ? Linda attendrait-elle le retour de Nassib pour lui en donner un ? Ou peut-être ne veut-elle pas le jeter en pâture aux regards de geôliers honnis ?

Dans la même rubrique

Mon fils s’en va

Et puis il y a ces vœux qui brisent le cœur par leur spontanéité. Formulés à l’adresse du membre d’une famille qui s’est distinguée depuis des décennies par son engagement politique au nom des libertés, sa lutte contre le despotisme, sa défense des droits des opprimés et plus tard son combat pour l’incorporation de Baalbeck et de la Békaa au Liban, ces vœux sont d’une poignante simplicité : « longue vie, bonheur, prospérité, et surtout retour auprès de ta chère famille ». Ces vœux, combien de Libanaises et de Libanais les formuleront cette année à leurs conjoints partis à l’étranger malgré eux ? Combien de ceux qui restent ont renoncé à réclamer leurs droits les plus élémentaires parce qu’il faut survivre avant que de vivre ? Qu’est-ce qui a changé, finalement ? Ne sommes-nous pas tous des opprimés ? Ceux qui partent en ce moment ne sont-ils pas des exilés involontaires, c’est-à-dire des déportés ? En vérité, nous sommes tous des Linda et des Nassib réduits à s’échanger des vœux simples dans une tourmente qui nous dépasse.

Nassib est retourné chez lui un an plus tard, à la faveur de la chute de l’empire. Malgré ce dénouement heureux, la vie ne sera pas clémente avec cette famille et ce conte ne finira pas par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Tombé de sa table à langer par la faute d’une nounou négligente, Georges en gardera une démarche claudicante toute sa courte vie, d’où sa tenue. À vingt ans, il sera emporté par la fièvre typhoïde, tout comme son plus jeune frère Gaby dix ans après lui. Yva a survécu, non seulement à la typhoïde, mais à tout le reste, y compris à la double explosion du port de Beyrouth. À 97 ans, elle qui a tout vu de ce pays et qui aspire tant au repos doit maintenant affronter le cauchemar de la crise et les pénuries sans fin. Un destin libanais digne d’un roman.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.

Cette image que le temps n’a pas épargnée dort depuis un siècle dans une boîte en carton où Yva, ma grand-mère maternelle, conserve ses photographies familiales : voici sa mère Linda Moutran, née Aggiouri, et son frère aîné Georges. Comment regarder cette image autrement qu’avec émotion ? Le lien qui unit une mère à son petit est l’expression la plus absolue de l’amour,...

commentaires (4)

Pourquoi tant de maux aux Humains bien nés ?!

Marie Claude

07 h 46, le 28 décembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Pourquoi tant de maux aux Humains bien nés ?!

    Marie Claude

    07 h 46, le 28 décembre 2021

  • EMOUVANT.

    LE FRANCOPHONE

    17 h 44, le 27 décembre 2021

  • Merci Monsieur Boustani pour cette merveilleuse histoire que je lis en ce matin de Noël de mon exil lointain . Quel bel hommage à la photographie et à la mémoire de la société libanaise .j attends avec impatience de lire le livre Leila Shahid

    Chahid Leila

    10 h 58, le 25 décembre 2021

  • bonjour ,on pourrait completer un arbre genealogique , votre arriere grand pere Nassib Moutran etant le cousin germain de mon arriere grand pere maternel Elias Moutran ,Maud Fargeallah etant ma grand mere chez qui j ai vecu toute mon enfance

    Jimmy Barakat

    07 h 31, le 25 décembre 2021

Retour en haut