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Karine Tuil : le roman d’une justice assiégée

Karine Tuil : le roman d’une justice assiégée

© Jean-François Paga / Grasset

Après le succès de son roman Les Choses humaines paru en 2019 et couronné par le prix Interallié et le Goncourt des lycéens, Karine Tuil revient en cette rentrée de janvier avec La Décision. Situé en 2016, ce roman s’attache à restituer le parcours d’un jeune homme qui revient en France après avoir passé quelque temps en Syrie où il est suspecté d’avoir rejoint les rangs de l’État islamique (EI). Une juge d’instruction antiterroriste, Alma Revel, doit se prononcer sur sa remise en liberté ou son maintien en détention. Décision éminemment difficile, puisque la taqiya permet aux croyants de dissimuler leur foi et, dans ce cas, leur engagement en faveur des thèses de l’islamisme radical. Par ailleurs, la juge entretient une liaison passionnelle avec l’avocat qui représente le mis en examen et prend donc tous les risques. Mené avec un sens aigu du romanesque et une construction tirée au cordeau, ce roman tient en haleine, passionne et dérange. Parce qu’il pose la question de l’exercice de la justice face au terrorisme et à la pratique du mensonge et de la dissimulation poussés à l’extrême, ce qui invalide les interrogatoires et, partant, la matière même sur laquelle un dossier se construit. Nous avons rencontré la romancière pour échanger autour de ces questions difficiles et brûlantes, qu’elle aborde avec la volonté d’embrasser la complexité et de se tenir dans un humanisme généreux mais sans naïveté.

Y a-t-il un événement particulier qui vous a donné envie de vous emparer de la question du terrorisme islamiste pour en faire le cœur de votre roman ?

L’événement déclencheur a été les attentats du 11 septembre. Le mari d’une amie est décédé dans l’effondrement des tours et ça m’a marquée. J’avais l’impression de découvrir le terrorisme islamiste. Puis en 2007, j’ai assisté au procès d’un homme engagé dans les réseaux du terrorisme international et qui préparait un attentat contre l’opéra de Sydney. Dans la salle d’à côté, on jugeait les caricatures de Charlie Hebdo. À la sortie, j’ai croisé des jeunes qui vociféraient contre les journalistes de Charlie Hebdo. J’ai utilisé cette matière pour construire le parcours d’un djihadiste français dans L’Invention de nos vies. Puis il y a eu la vague des attentats en France en 2012, 2015, 2016, 2017… Par ailleurs j’ai une formation de juriste, j’ai même commencé une thèse. Et j’aime essayer de comprendre la société à travers le fonctionnement de sa justice, ce qui est un bon révélateur de ce qui ne va pas. J’ai constaté qu’il y avait beaucoup d’écrits sur les auteurs et les victimes des attentats, mais très peu de choses sur le travail des juges d’instruction antiterroristes qui sont en quelque sorte au cœur du réacteur. J’avais également envie de faire le portrait d’une femme de pouvoir confrontée à ses prises de décision sur des sujets extrêmement sensibles, de rentrer dans l’intimité de cette femme comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Dans mes romans précédents, j’avais plutôt braqué le projecteur sur des hommes.

Comment s’est déroulée la phase de documentation ?

J’ai rencontré des juges d’instruction antiterroristes qui ont accepté de me parler de leur quotidien dans les limites de leur déontologie, un agent du renseignement, des avocats de djihadistes, des présidents de cours d’assises qui ont couvert les procès terroristes de ces dernières années. L’écriture d’un tel roman, cela représente deux ans et demi de travail, et comme nous étions en période de confinement, je ne faisais rien d’autre. La difficulté, ce n’est pas l’enquête, mais la capacité à restituer ce que j’ai appris, à rester fidèle à la réalité de cette femme. Cela nécessite une immersion totale, comme si j’étais une actrice de l’Actor’s Studio qui incarne complètement le rôle et devient son personnage. Il fallait que je sois absorbée, voire obsédée par la matière traitée. Et je dois dire que cette matière touche à la condition humaine et explore une douleur universelle, celle des victimes, de leurs familles, mais aussi celle des familles des terroristes. Dans son bureau, la juge d’instruction reçoit aussi bien la mère de la victime que la mère du terroriste et elle doit être attentive à toutes ces douleurs-là.

Vous écrivez : « L’enfermement révèle le pire de vous-même. » Vous dites qu’il cause la dévastation. Et néanmoins, à la fin du roman, la conclusion est que l’enfermement aurait été la meilleure solution. N’est-ce pas paradoxal ?

C’est toute la complexité du sujet. Alma, la juge d’instruction, a une sensibilité particulière vis-à-vis de l’incarcération, puisque les lignes que vous citez concernent son père. Donc quand elle prend une décision, elle doit penser aux conséquences, elle doit prendre en compte tout cela : en prison, le détenu risque de mal tourner, d’être embrigadé, de se suicider… Mais sa remise en liberté comporte ses risques aussi. C’est donc un choix très dur. Alma est une femme qui a des idéaux humanistes et c’est pourquoi je fais référence à la harangue d’Oswald Baudot qui dit aux magistrats : « Soyez indulgents au reste des hommes. N’ajoutez pas à leurs souffrances », ou encore « soyez partiaux », c’est-à-dire prenez en compte le fait que le fort et le faible, le riche et le pauvre ne pèsent pas d’un même poids. Ce n’est certes pas anodin d’enfermer quelqu’un ; ceux qui vivent une telle expérience en seront profondément changés. Pensons à Foucault qui affirmait que la prison fabrique une armée de délinquants. Le procès d’assise doit répondre à la question : faut-il placer l’accusé en détention ? Les impératifs de sécurité justifient-ils ce placement ? C’est un débat qu’on ne peut éviter, surtout quand les accusés sont jeunes.

Alma a accroché dans son bureau une phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. » Pourtant, c’est sa volonté de comprendre qui l’a menée vers la faute, vers ce terrible dénouement.

Il y a l’idéal et il y a la réalité. Alma va en effet essayer de comprendre la personne en face d’elle dans toute sa complexité ; mais elle va aussi prendre conscience que cette personne reste un bloc d’opacité. C’est la même chose dans sa vie amoureuse : il y a une limite à la compréhension de l’autre. Et cela est encore plus vrai pour ce qui a trait à l’intention de tuer. Mais ce qui compte, c’est qu’Alma a le souci de l’altérité, qu’elle croit en l’humain et qu’elle a vraiment essayé. Cela n’est pas sans lien avec ce que dit le philosophe Levinas du visage de l’autre : ce que je vois de quelqu'un ne dit pas tout de lui et on est toujours en échec si on espère faire le tour d’autrui. Alors évidemment, j’aurais pu imaginer une fin heureuse, que ce jeune homme soit un repenti et parvienne à se reconstruire. Mais la littérature, c’est le conflit. J’ai voulu placer ma juge dans des situations difficiles, créer de la dramaturgie.

Vous évoquez à propos d’Alma son « renoncement par le travail ». À quoi renonce-t-elle donc quand elle se consacre à son travail ?

À sa vie de femme. Elle pense qu’en s’investissant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept dans son travail, elle parviendra à renoncer à sa vie amoureuse et à sa sexualité. Or perdre cela est en réalité une grande souffrance pour elle et c’est pourquoi elle va s’engager dans une relation avec l’avocat qui représente le mis en examen, alors qu’évidemment, elle ne devrait pas. Mais je voulais peindre une femme au moment où elle vacille, où elle est fragilisée, c’est cela qui m’intéresse du point de vue romanesque. Elle doit prendre des décisions éminemment difficiles dans sa vie professionnelle et dans sa vie intime, et ces décisions vont avoir un impact sur elle-même certes, mais aussi sur les autres. Je crois qu’à l’approche de la cinquantaine, on se pose beaucoup de questions, on se demande si on a pris les bonnes décisions, on fait le bilan : a t-on fait les bons choix ?

Vous vous interrogez sur la haine de la France exprimée par des jeunes qui y sont nés et y ont grandi et vous manifestez une certaine incompréhension de cette haine-là.

Oui, tout à fait. C’est un élément récurrent, ces jeunes qui disent ne pas se reconnaître dans les valeurs de la République. Ça m’a renvoyée à quelque chose de personnel. Je suis fille d’immigrés, mes deux parents sont juifs tunisiens et j’ai été élevée dans l’amour de la France, le culte de la France. C’était même excessif, il fallait être reconnaissant, s’assimiler, aimer tout ce qui était français. Alors je me demande : qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui s’est passé en deux générations pour que les choses changent à ce point ? Pour que l’amour se transforme en haine ? Qu’est-ce qui s’est cassé dans le récit républicain ? Je n’ai pas la réponse. Ezra, le mari d’Alma, évoque le principe talmudique : « La loi de ton pays est ta loi », qui est une incitation à s’intégrer, à faire passer la loi du pays avant la loi religieuse, mais je ne prétends pas apporter de réponses. Mon roman est un questionnement. Je reconstitue le parcours de Kacem qui est un parcours de souffrance. Il a été embrigadé, on lui a proposé un prêt-à-penser, il a trouvé de la fraternité dans une société très individualiste, une forme de cohésion. Il y a aussi ce besoin qu’il avait de donner un sens à sa vie, de rencontrer un regard bienveillant, lui qui se sentait toujours nul, qui se voyait comme une planche pourrie.

Les attentats du 13 novembre vont pousser Alma à rompre avec l’avocat que nous évoquions plus haut. Pourquoi ?

Alma pense que la passion va lui apporter l’épanouissement, elle découvre avec effroi que ça la déstabilise, ça la consume et ça lui fait très peur. Or après les attentats, elle est en première ligne et ce qu’elle vit est d’une violence inouïe. Elle ne peut pas gérer ces deux zones de fracture. Elle a besoin de stabilité et de calme.

Il y a quelque chose de très dérangeant dans ce à quoi votre roman aboutit, c’est-à-dire à l’impossibilité de rendre la justice. Parce que face à la pratique de la taqiya, la dissimulation, comment accorder du crédit aux paroles des mis en examen ? Dès lors, la pratique même de l’interrogatoire est caduque.

C’est une question extrêmement complexe car il n’y a pas de moyen juridique de déceler la taqiya ni l’intention criminelle dissimulée. On a des faisceaux d’indices, mais on ne peut jamais être certain. En 2015, l’EI renvoyait en France des jeunes formés à commettre des attentats, dans des salles de concert notamment. Certains ont été arrêtés à leur retour de Syrie. Il s’agissait pour moi d’explorer cette complexité-là. Les juges d’instruction antiterroristes doivent répondre à la question de savoir si tel ou tel jeune est « récupérable », c’est le terme utilisé. C’est une question très difficile et pour mon roman, je ne peux qu’être dans la nuance et l’ambiguïté. J’ai un grand respect de la foi et de la spiritualité ; les religions apportent aux individus qui en ont besoin des repères et du réconfort. Mais c’est la récupération politique des religions, leur instrumentalisation, qui pose problème, surtout quand elle s’associe à la violence.

Vous citez un très bel écrit de Virginia Woolf qui parle de l’écriture d’un roman comme d’une impossibilité, comme d’un gouffre que les mots sont impuissants à franchir. Avez-vous senti cela en écrivant, cette angoisse ?

Je sentais que ce serait un livre difficile à écrire, qu’il y avait des écueils. Le sens du travail d’un romancier, c’est d’affronter ces écueils et non de chercher à les éviter. J’aime me mettre en danger, prendre des risques, avoir par moments cette sensation de vertige. S’il n’y a pas ce défi, ça n’en vaut pas la peine. Je suis très attachée à l’altérité, à la fraternité, à toutes les valeurs qui fondent nos démocraties. Et ce roman était une manière d’engager la réflexion pour faire évoluer les choses dans le bon sens. Le capitalisme a beaucoup abîmé les rapports humains, nos sociétés sont devenues brutales, consuméristes, individualistes à outrance. La quête de sens de ces jeunes, leur besoin de foi et de fraternité, je les comprends très bien. Mais je crois beaucoup à la pédagogie et aux valeurs de transmission. La culture, le dialogue, les livres, tout cela permet de faire évoluer les choses. La littérature n’est pas morale. Elle montre les failles, les fractures, les crispations, elle ouvre le débat.

La Décision de Karine Tuil, Gallimard, 2022, 322 p.

Après le succès de son roman Les Choses humaines paru en 2019 et couronné par le prix Interallié et le Goncourt des lycéens, Karine Tuil revient en cette rentrée de janvier avec La Décision. Situé en 2016, ce roman s’attache à restituer le parcours d’un jeune homme qui revient en France après avoir passé quelque temps en Syrie où il est suspecté d’avoir rejoint les rangs de...
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