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Valérie Tong Cuong, de voltiges en vertiges

Depuis la parution de Big (NIL, 1997) et le succès de L’Atelier des miracles (JC Lattès, 2013), l’auteure poursuit une œuvre littéraire qui explore en les scénarisant les fragilités de nos vies. Son douzième roman Voltiges sort aux éditions Gallimard.

Valérie Tong Cuong, de voltiges en vertiges

© Patrice Normand

Les Bauer ont tout pour être heureux. Eddie aime Nora, Nora aime Eddie. Fils de bonne famille, à la mort de Walter son père, Eddie s’est associé à Thomas, un proche des Bauer qui jouit d’une solide réputation dans le milieu des affaires. L’ambition affichée de ce duo est de faire fructifier le patrimoine familial.

De suite les succès affluent. L’argent appelant l’argent, le train de vie des Bauer augmente : belle maison, belle voiture, belles vacances. « Eddie était investi d’un devoir écrasant de réussite inculqué par Walter, une réussite quantifiable, matérialisable, au service d’un objectif majeur : fonder une famille avec Nora et la protéger, rendre heureuse sa femme adorée de toutes les manières possibles. »

Voltiges revêt toutes les apparences d’un conte idyllique moderne, du moins de ceux qu’on prend plaisir à se raconter : un homme y aime sincèrement sa femme et s’emploie à faire son bonheur  ; une femme vit en pleine confiance la vie de couple dont le quotidien n’altère pas la flamme.

Mais voilà… Derrière le vernis des apparences, imperceptiblement, les choses se fissurent. Depuis la naissance de Leni, le couple fait moins l’amour. Chez le notaire, Eddie apprend qu’il a un demi-frère, Ernest, de douze ans son cadet, un garçon dont on lui avait toujours caché l’existence. Pour Eddie l’image du couple parfait que son père et sa mère formaient se déchire.

Il y a surtout un autre événement qui va précipiter la belle histoire vers le drame. Abusé par Thomas son associé, Eddie découvre un jour que la société qu’ils co-dirigeaient est en faillite. Et qu’il ne peut la redresser. Au lieu d’avouer aux siens la mauvaise passe qu’il traverse, Eddie préfère la maquiller. Petit à petit, il s’enfonce dans une spirale de mensonges dont il ne peut s’extraire. Les reproches qu’il fait à sa femme et à sa fille commencent à faire de lui un être irascible et inquiétant. Nora pressent qu’un drame couve. « Ce qu’elle éprouve, elle ne pourrait l’expliquer à personne. C’est une sensation précise, celle d’un piège, de mâchoires qui se referment et l’engloutissent alors même que tout semble lui être favorable. »

Chacun des personnages vit un conflit intime et chacun à sa manière manque d’air. Mais tous font en sorte de le taire et s’évertuent à ce que « personne ne devine ses fractures et sa suffocation ».

Le tour de force de Valérie Tong Cuong est d’opérer dans le constat et jamais dans le jugement. Comme disait Jean Renoir pour les héros de La Règle du jeu, « chacun a ses raisons ». Mais les personnages de Voltiges ne sont pas astreints à un déterminisme qui rendrait toute action stérile ou mécanique. Au contraire, c’est une fois aculés qu’ils révèlent leur vraie nature et la meilleure part d’eux-mêmes. De gens ordinaires, ils deviendront héros, portés par une force qui les élèvera au cœur des plus grandes épreuves. De ce souffle-là, incandescent et vivifiant, la voix de ce roman est aussi porteuse. La prose de Valérie Tong Cuong sait épouser le mouvement de la vie quand elle fait chavirer les êtres.

Vous renouez dans Voltiges avec le système narratif de la voix chorale – quatre personnages parlent à tour de rôle. À quoi sert ce dispositif ?

Il permet d’exposer les différents points de vue, les vérités individuelles. Selon son âge, sa situation personnelle, son parcours, son éducation, ses convictions, on n’interprétera ni les événements, ni les paroles prononcées, ni les actes posés de la même manière. Chacun ici a ses secrets, ses espoirs, ses peurs et ses expériences, qui vont peser sur ses analyses comme sur ses décisions. Ainsi le roman choral permet-il au lecteur, à mesure qu’il observe l’histoire avancer au travers du regard de l’un puis de l’autre, de comprendre d’emblée la naissance des malentendus, les conséquences des mensonges, l’affrontement des valeurs, la disparité des enjeux. Il offre aussi de plonger dans les pensées les plus intimes et les émotions les plus puissantes des personnages. Cependant, c’est un procédé qui demande beaucoup de maîtrise, pour que tout se déroule sans redite ni lourdeur.

Plusieurs menaces planent au-dessus des personnages – la menace de l’effondrement économique, la menace écologique, la menace d’abandon. Pensez-vous que nous vivons dans l’ère de la menace ?

Je dirais plutôt que nous vivons dans l’ère de l’incertitude. C’est le fil conducteur du roman : le dérèglement du monde, qu’il s’agisse du dérèglement du climat, de la nature, du dérèglement collectif, social, du dérèglement des liens entre les êtres, ou encore du dérèglement intérieur que nous vivons tous, face à la disparition de certains repères et de l’évolution permanente des valeurs et des perspectives. Les générations les plus jeunes, qui sont aussi les plus anxieuses, parce qu’elles ignorent de quoi sera fait leur avenir entre dégradation de l’environnement, expansion des conflits, réapparition des pandémies, explosion de l’intelligence artificielle, sont malgré tout, les mieux armées lorsqu’il s’agit d’affronter cette incertitude. Elles sont nées dans un monde déjà mouvant, elles ont grandi avec les nouvelles technologies, et elles sont prêtes à prendre le problème à bras le corps. En revanche, pour les plus âgés, l’impératif d’adaptation est violent. Il faut accepter trouver sa place autrement et se réinventer dans un espace social en perpétuelle transition.

« Elle rassemble comme elle peut les lambeaux qui la composent. » En quoi Nora, l’héroïne de ce roman, représente-t-elle une figure moderne ?

Au tout début de l’histoire, elle est la figure de la femme sacrificielle, dévouée à sa famille au point de perdre de vue qui elle est profondément. Et d’étouffer. Mais les événements vont lui permettre de s’interroger sur la nécessité, l’urgence de s’émanciper et de reprendre le contrôle de sa liberté. Elle doit apprendre à dire non. À écouter ses désirs profonds, et ne plus céder à la peur.

Le personnage d’Eddie est lui hanté par la fin de son monde. Qu’est-ce qui vous touche tant dans la vulnérabilité des êtres ?

Cette vulnérabilité est le témoin de notre histoire et surtout, de notre humanité. Nous chutons, tous, de mille manières. Nous sommes tous blessés un jour ou l’autre. Mais ce qui est merveilleux, c’est de mesurer la force et le courage dont nous sommes capables pour encaisser la douleur et nous relever, et encore plus s’il s’agit de protéger ceux que l’on aime. Eddie est vulnérable car il s’est construit sur des injonctions sociales et des croyances erronées. Il pense que l’accomplissement d’un homme passe nécessairement par la réussite matérielle et lorsqu’il perd sa fortune, il perd aussi son identité, sa valeur. Il s’effondre. Mais c’est aussi ce qui lui permettra de comprendre et de découvrir qu’il est bien plus qu’un chiffre sur une ligne de compte.

D’incidents mineurs en faits majeurs, le roman suit une sorte de pente déterministe. Pourtant les personnages arrivent à s’en extraire. Croyez-vous à la puissance de la liberté ? Et à son bon usage ?

Je crois profondément que nous pouvons presque tous, à un moment, faire ce pas de côté et quitter les rails auxquels nous avons été assignés. Mais cela demande du temps, la maturité que l’expérience de vivre confère, une grande force morale et mentale qui nourriront notre prise de conscience. Et bien souvent, une part de chance. Évidemment, cette liberté se conquiert aussi au prix de sacrifices. C’est un combat.

Travaillez-vous la voix de vos personnages ? S’agit-il ici de musique ou juste de mots ?

La rythmique du texte, ses sonorités, sa musique en somme, ont toujours eu une grande importance dans mon écriture. Dans le cas de Voltiges, c’est une dimension majeure car elle doit soutenir cette sensation que tout se précipite, tout s’emballe. La ponctuation est un outil précieux. La forme du texte doit transcender le fond, en accélérant, ralentissant, contrôlant le lecteur, lui coupant parfois le souffle, ou au contraire libérant une respiration, soutenant ses sensations – l’angoisse comme l’euphorie, entre autres.

Voltiges de Valérie Tong Cuong, Gallimard, 2024, 240 p.

Les Bauer ont tout pour être heureux. Eddie aime Nora, Nora aime Eddie. Fils de bonne famille, à la mort de Walter son père, Eddie s’est associé à Thomas, un proche des Bauer qui jouit d’une solide réputation dans le milieu des affaires. L’ambition affichée de ce duo est de faire fructifier le patrimoine familial.De suite les succès affluent. L’argent appelant l’argent, le train...
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