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Beata Umubyeyi Mairesse, le génocide et des mots aux morts

Beata Umubyeyi Mairesse, le génocide et des mots aux morts

D.R.


Trente ans sont passés depuis le génocide des Tutsi au Rwanda. Un million de morts en trois mois. Le 18 juin 1994, Beata Umubyeyi Mairesse va échapper au pire grâce à l’un des convois d’enfants de l’association humanitaire suisse Terre des Hommes. Une équipe de la BBC a filmé et photographié ce convoi. En 2007, suite à une émission de télévision qui en montre quelques extraits, elle entre en contact avec la BBC et c’est le point de départ d’une longue enquête qui a pour but de reconstituer ce qui s’est passé et d’en retrouver les traces dans des photos ou des témoignages. Le Convoi est le récit de cette enquête difficile, mais aussi des trois mois où Beata, qui a alors quinze ans, va vivre cachée avec sa mère, dans une peur de chaque seconde mais avec le fol espoir de s’en sortir vivante. C’est aussi une réflexion exigeante sur la transmission, la réappropriation par les victimes de leur histoire, la nécessaire reconstruction de la mémoire collective par ceux qu’on a souvent réduit à n’être que des figurants dans le récit des autres, les occidentaux, les anciens colonisateurs.

Un texte sobre et bouleversant, d’une grande force et d’une intégrité totale, qu’on lit d’une traite. On avait déjà récompensé la romancière pour Tous tes enfants dispersés (Autrement, 2019), Prix des Cinq continents de la francophonie et pour Consolée (Autrement, 2022), Prix Kourouma. Son récit qui vient de paraître la propulse à nouveau sur le devant de la scène. Il apporte une contribution majeure à un débat essentiel.

Vous aviez quinze ans en 1994 au moment où vous avez échappé au génocide des Tutsi. Vous avez écrit des nouvelles et des romans qui tournent de façon plus ou moins directe autour de cette tragédie et aujourd’hui, vous embrassez le sujet sous forme d’un récit et d’une enquête. Qu’est-ce qui a déclenché votre désir de faire ce livre-là ?

Au départ, je cherche une image de moi. Je n’envisage pas d’écrire, je n’ai encore rien écrit, je ne suis pas écrivaine. Cette image, je ne la trouve pas. Puis en 2007, on me dit nous avoir vues à la télévision britannique, ma mère et moi, alors que nous traversions la frontière entre le Rwanda et le Burundi, et c’est mon mari qui écrit le premier mail à la BBC, dont les suites déclencheront la longue enquête que j’ai menée. Il y a aussi ma rencontre avec un jeune homme qui me dit que lui aussi a survécu grâce à Terre des Hommes et je me dis que d’autres rescapés sont sans doute dans la même recherche que moi. Je me mets en quête de la liste des enfants sauvés grâce aux convois, je ne la trouve pas non plus mais je trouve la trace de l’humanitaire qui a organisé ces convois. Je parle avec lui, très peu, mais suffisamment pour me rendre compte qu’ils ne sont que deux à avoir organisé les convois, et que cette histoire-là n’a laissé de traces nulle part. Cet humanitaire décède quatre mois après, et sa mort me persuade qu’il faut absolument raconter cette histoire, à la fois pour lui rendre hommage mais aussi parce que tout ça mérite d’être raconté. À deux, ils ont réussi à sauver mille enfants, ce qui en dit long sur leur courage, leur humanité, leur détermination mais aussi sur l’immensité de l’abandon dans lequel nous étions laissés. Si deux hommes, sans grands moyens et sans le soutien d’organisations internationales, ont pu en sauver mille, que n’aurait-on pas pu faire pour en sauver davantage !

Il vous a fallu quinze ans pour tisser un récit « entendable », dites-vous. Pourquoi votre récit risquait-il de ne pas être entendu ? Est-ce en partie pour des raisons politiques, parce que la France était impliquée dans ce conflit et qu’elle s’était rangée du côté des Hutu ?

Il y a plusieurs choses à dire là-dessus. Et tout d’abord, que cette histoire n’est pas entendable parce qu’elle est inimaginable : elle renvoie au pire dont sont capables les hommes. Et c’est un endroit où on n’a pas envie d’aller. Ensuite, il faut souligner qu’un récit individuel ne suffit pas  ; il faut une multitude de récits et d’expériences pour appréhender l’immensité d’un génocide. C’est par la multiplicité et la diversité des récits qu’on parvient à appréhender la complexité. Aujourd’hui, trente ans après le génocide des Tutsi, plusieurs voix se sont élevées. Patrick de Saint-Exupéry a été le premier journaliste à travailler sur la responsabilité de la France, puis il y a eu Laurent Larcher et d’autres. Mais dans la conscience française, on a mis du temps à prendre la mesure de la responsabilité de la France. Enfin, en ce qui concerne l’Afrique, il y a encore tant de clichés qui ont cours. Dans son livre Les Années, Annie Ernaux souligne à quel point penser à l’Afrique « remplissait de torpeur »  ; c’était, écrit-elle, « un continent décourageant ». L’Afrique est caricaturée, c’est le résultat d’une grande paresse intellectuelle. On en parle comme d’un ensemble de tribus ou d’ethnies qui se font la guerre et se massacrent les unes les autres. Or à propos du Rwanda, la lecture raciste du conflit est héritée de l’époque coloniale. Si les groupes Hutu et Tutsi ont bien existé, le premier étant celui des agriculteurs et le second celui des éleveurs, ils avaient en commun la même langue, la même culture, la même religion, et vivaient ensemble sur tout le territoire national. Le génocide qui s’est déroulé au Rwanda est donc un crime « moderne » et non la perpétuation d’un combat traditionnel entre ethnies comme on le représente parfois.

Vous écrivez : « Plus qu’un passeport ou un visa, c’est une langue, le français, qui me permet de passer symboliquement et concrètement toutes les frontières. » Vous vous référez certes à votre incroyable ingéniosité qui, au moment du terrible danger d’être massacrée, vous amène à affirmer que vous êtes française, ce qui vous sauve. Mais sans doute cette phrase-là a-t-elle d’autres dimensions.

Le français est la langue dans laquelle j’ai appris à lire et à écrire  ; c’est ma langue de littérature. Ma langue maternelle est le kinyarwanda, c’est la langue de la maison, celle que je parle avec ma mère. Mais il me faut aussi souligner que la personne qui m’a appris à lire, mon enseignante de maternelle et de CP, s’appelle Madame Sauvé. Quand je m’en suis rendu compte, j’étais scotchée, ça ne s’invente pas ! Mais en même temps, la France a un rôle génocidaire au Rwanda. Donc mon rapport à la France et à cette langue est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue.

Vous déclarez d’emblée que l’écriture de votre ouvrage s’inscrit dans une démarche collective. Au départ, vous n’envisagiez d’ailleurs même pas de faire le récit des trois mois terribles où vous avez dû vous cacher avant d’être sauvée par le convoi. Pourquoi cela ?

Je suis très attentive à la question de la place d’où l’on parle, à la question de ma légitimité à m’emparer de ce sujet. Il m’importe d’être claire là-dessus, de dire : voilà d’où je parle, voilà d’où je tiens ma légitimité pour raconter. Ainsi, je peux m’appuyer sur une triple légitimité : celle d’avoir vécu moi-même ce génocide et d’y avoir échappé de façon miraculeuse  ; je peux donc en parler de l’intérieur, sans me placer en surplomb comme souvent les journalistes le font. Mais j’ai par ailleurs une certaine expérience de l’écriture et, sans être historienne ni journaliste, je me suis documentée, j’ai fait beaucoup de lectures, j’ai rencontré des témoins de ces événements, donc j’ai une certaine légitimité à écrire là-dessus. Enfin, je suis aussi une ancienne humanitaire, je suis allée sur le terrain, j’ai côtoyé des personnes qui avaient besoin d’être aidées, j’ai une pratique de ces choses et de la façon dont on peut les organiser. Je dirais pour finir que ce travail s’inscrit pour moi dans une démarche militante : je sais ce que c’est que d’écrire depuis les marges silenciées.

Le mot génocide, dites-vous, est un mot immense et écrasant, mais aussi un mot minuscule.

Au moment où on le vit, on ne sait pas qu’on vit un génocide. On ne met pas les mots dessus. Ce sont les instances internationales qui en décideront après. D’ailleurs, ce mot n’existe pas dans la langue rwandaise. Après, il écrase, on est identifié à ça tout le temps, il finit par nous tenir lieu de carte d’identité. Mais c’est aussi un mot qui est minuscule parce qu’il ne dit pas l’étendue de la perte, il ne dit pas les milliers de vies saccagées, l’ampleur des souffrances générées, les personnes qu’on a connues et qui ne sont plus là… Pensons à la célèbre phrase : « La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique. » Il faut interroger le langage et l’imaginaire qui sous-tend les mots.

Qu’avez-vous pensé de la démarche de l’Afrique du Sud auprès de la Cour pénale internationale par rapport à ce qui se passe à Gaza ?

J’ai trouvé extrêmement intéressant que ce soit l’Afrique du Sud qui ait pris cette initiative. Ça fait vraiment sens parce qu’ils ont vécu sous le régime de l’apartheid, ils savent de quoi ils parlent. Et plus généralement, ça me touche beaucoup que ça vienne d’Afrique, un continent qui a été colonisé et qui reprend l’initiative. Les choses bougent aussi au niveau international. Mais ce qui m’est difficile à vivre, c’est notre impuissance face à ce déferlement de violence depuis plus de cinq mois. Quelles que soient les prises de position, elles ne vont pas arrêter la violence. Néanmoins, ce qui a changé par rapport à 1994, c’est que la grande majorité des habitants de la terre ont des téléphones portables et donc un appareil photo intégré. Chacun peut par conséquent prendre des photos, témoigner, la quête des images n’est plus aussi difficile qu’elle l’était auparavant.

Votre moteur au fond, dans cette entreprise, c’est de vous réapproprier l’écriture de votre histoire, non pas de façon individuelle mais de façon collective  ; c’est d’amorcer enfin la prise de parole par les victimes et leur réflexion sur ce qu’elles ont vécu.

Oui, je crois que le temps est venu où une autre histoire est possible. Et c’est à nous, les victimes d’hier, de la raconter. Il faut se réapproprier les faits, il faut légender les photos avec nos mots. C’est une exigence déontologique. Il nous faut passer de l’autre côté du miroir, ne plus être ceux qui sont observés et étudiés mais ceux qui observent et étudient. Il faut changer le narratif, lui redonner toute sa complexité. Et ce qui me fait plaisir, c’est que mon livre vient tout juste de sortir et néanmoins, je reçois déjà des appels ou des courriers d’autres enfants des convois, d’autres témoins du génocide. C’est comme un puzzle géant, plein de trous, mais dans lequel chacun peut rajouter sa pièce, retracer sa mémoire des choses. Mon livre est la première pierre, j’ai fait ma part. Mais il y aura d’autres livres, parce qu’il faut que toutes ces histoires soient écrites.

Le Convoi de Beata Umubyeyi Mairesse, Flammarion, 2024, 336p.

Culbuter le malheur de Beata Umubyeyi Mairesse, Mémoire d’encrier, 2024, 128p.

Trente ans sont passés depuis le génocide des Tutsi au Rwanda. Un million de morts en trois mois. Le 18 juin 1994, Beata Umubyeyi Mairesse va échapper au pire grâce à l’un des convois d’enfants de l’association humanitaire suisse Terre des Hommes. Une équipe de la BBC a filmé et photographié ce convoi. En 2007, suite à une émission de télévision qui en montre quelques extraits,...
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