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Idées - Grand entretien

Patrick Boucheron : « L’histoire n’est pas une école de la fatalité »

Le Liban traverse aujourd’hui l’une des pires crises économiques du monde moderne dans un contexte international marqué par la pandémie de Covid-19. Alors que le soulèvement populaire d’octobre 2019 avait suscité l’espoir d’un autre monde, l’heure est désormais au désenchantement. Dans ces conditions, quelles ressources peut offrir l’étude du passé pour répondre aux défis d’un présent qui nous dépasse ? Historien médiéviste, professeur au Collège de France, spécialiste de la peste noire et de la Renaissance italienne, Patrick Boucheron revient pour « L’Orient-Le Jour », à l’occasion de son passage à Beyrouth pour la « Nuit des idées », sur sa conception de l’histoire, pensée comme un « possible qui s’ouvre ».

Patrick Boucheron : « L’histoire n’est pas une école de la fatalité »

Ulf Andersen/AFP

Le monde traverse depuis deux ans maintenant une crise sanitaire. Cette pandémie se couple à des remises en question de nos modes de vie, de nos modèles économiques, de nos systèmes de santé, etc. Dans ces circonstances, nous sommes souvent tentés d’établir des parallèles historiques avec les grandes crises et pandémies du passé. Cette démarche vous paraît-elle pertinente  ?

C’est une question que l’on pose souvent à un historien. On lui demande s’il y a eu des précédents en espérant pouvoir se rassurer avec ces précédents. Cela permet de se dire que comme cela a déjà eu lieu, alors on peut s’en sortir. Cela correspond exactement à ce que je crois que l’histoire est ou doit être, c’est-à-dire un trésor d’expériences. À celles et ceux qui sont dans le malheur – je pense évidemment à la société libanaise –, il faut rappeler ce que la philosophe allemande Hannah Arendt disait : l’histoire est l’art de se souvenir de ce dont les femmes et les hommes en société sont capables.  Nous sommes toujours beaucoup plus capables que ce que l’on croit ou dit.

Si l’on parle de la crise sanitaire, on va spontanément comparer le Covid aux autres épidémies, par exemple à la grippe espagnole – même si cela n’a rien à voir en termes de gravité et d’ampleur (la pandémie de grippe espagnole a causé entre 20 et 50 millions de décès entre 1918 et 1924, selon les estimations, contre environ 5,6 millions de morts à ce jour pour celle de Covid-19, selon l’Organisation mondiale de la santé, NDLR). On peut aussi chercher les précédents dans d’autres expériences, et notamment dans celle de la guerre. Au début de l’épidémie, en mars 2020, beaucoup de dirigeants, notamment occidentaux, ont adopté une posture martiale : « Nous sommes en guerre. » Cela pouvait paraître scandaleusement disproportionné, mais renvoyait sans doute à l’idée de guerre moderne contre des ennemis invisibles. Il fallait s’opposer à cette métaphore, à cette tentation martiale de gouvernement sanitaire, même si l’on comprend pourquoi beaucoup de dirigeants ont eu recours à ce vocabulaire pour appeler à « se mobiliser », voire à accepter de « suspendre » en partie nos libertés.

Mais si cela n’est pas la guerre, ça reste très proche d’un temps de guerre, d’un moment en suspens, où nous ne nous appartenons plus vraiment, où nous sommes soumis à une chronologie qui n’est plus la nôtre. L’expérience du Covid est une expérience de la temporalité : nous sommes totalement écrasés par un présent omniprésent et envahissant. C’est une sorte de temps dédoublé où l’on se voit subir le temps.

Ce ne sont donc pas tant des expériences historiques précises qui peuvent être comparées à ce que l’on vit, et encore moins sans doute des épidémies du passé. Il faut plutôt songer à des moments où, au fond, nous n’avons plus de prise sur notre temps intime, et où le rapport entre le dedans et le dehors s’effondre. C’est, je pense, très lié à l’expérience de la catastrophe, de la guerre.

Au tout début de la pandémie, l’on a pu observer des tentatives de se réapproprier ce temps pour penser différemment l’organisation du monde et nourrir l’espoir d’une nouvelle « renaissance ». Dans quelle mesure les grandes crises du passé ont-elles accouché d’un « nouveau monde »   ?

Je travaille actuellement sur la peste noire qui a, entre 1347 et 1352, déferlé sur l’Eurasie et constitué la plus grande catastrophe démographique de l’histoire de l’humanité. En Europe et au Moyen-Orient en particulier, elle a tué près de la moitié de la population en 5 ans. Or, ce qui m’a amené à étudier ce sujet, c’est justement la disproportion entre l’énormité de cet événement et le peu de conséquences qu’il a eues. Après la peste noire, on continue d’obéir aux mêmes lois, de croire au même Dieu, d’être fidèle au même roi. La structure de la société est en place, elle est résiliente. Comment un événement aussi colossal a-t-il pu avoir aussi peu de conséquences immédiates et apparentes  ? En fait, ces conséquences existent, mais elles sont différées ou déplacées. C’est comme un séisme. Il y a une grande secousse, mais les répliques arrivent après et ailleurs. L’histoire n’est pas une école de la fatalité : si quelque chose s’est toujours passé de cette sorte après une crise, cela ne signifie pas forcément que cela se passera ainsi cette fois. Un traumatisme crée les conditions du changement, mais en soi, il ne change rien. Il ne changera quelque chose que si l’on décide qu’il doit changer quelque chose. Il n’y a pas de rapport mécanique.

Vous avez employé tout à l’heure le terme de « résilience », un mot souvent utilisé pour décrire la société libanaise. Or, aujourd’hui, beaucoup de Libanais considèrent cette « résilience » comme une ressource à double tranchant : la résilience n’est-elle pas avant tout un frein au changement  ?

Ce qui est certain, c’est que les capacités d’adaptation d’une société lui permettent à court et moyen terme de résister aux chocs. Intuitivement, on sait bien, comme le disait Pascal, qu’un roseau plie et ne casse pas. Mais que veut dire plier ? Si cela veut dire faire le dos rond et éviter de se faire trop mal, on le fait tous. S’il s’agit d’apprendre à vivre plié, soumis, à renoncer à cette stature humaine qui est de se tenir droit, debout, c’est plus problématique. La résilience, quand elle est valorisée comme une manière de résister à toutes les catastrophes, est une école de l’obéissance.

Or, parfois, pour que les choses changent, il faut accepter de ne pas être résilient. Et là, le rapport à la guerre, et en particulier à la guerre civile de longue durée comme le Liban l’a connue, est une ressource. Je me souviens de Wajdi Mouawad qui, au début de l’épidémie – alors que le monde du spectacle se braquait, alors que l’on parlait de fermeture des lieux culturels –, a dit aux artistes : « Moi, j’ai l’expérience de la guerre au Liban. Quand ça va mal, on descend aux abris. Quand ça va bien, on remonte. Je ne peux pas vous dire quand vous allez sortir, mais un jour, vous allez sortir. » Il a annulé toute la saison d’un coup, et c’est lui le premier à avoir rouvert. Cela relève de la résilience. Mais en même temps, après la double explosion d’août 2020, Wajdi Mouawad a poussé un « coup de gueule » très puissant (dans une tribune publiée dans Le Monde) en se questionnant sur les limites de cette capacité d’adaptation : quand est-ce qu’on va arrêter de tout subir ?

Au cours de la décennie précédant la pandémie, il y a eu deux vagues de soulèvements populaires dans le monde arabe. Or, nous vivons actuellement une période contre-révolutionnaire. Que peuvent nous apprendre les expériences révolutionnaires du passé  ?

C’est intéressant, car le mouvement des révolutions arabes a lui aussi suscité un désir d’histoire et de comparaisons historiques. Au moment de la révolution tunisienne, beaucoup de gens ont tout de suite pensé à la Révolution française.

Il y avait effectivement cette espérance de se réencourager par la comparaison. Et en même temps, cette comparaison avec la Révolution française était à la fois pourvoyeuse d’encouragements, mais aussi d’avertissements. Je me souviens d’amis tunisiens qui me disaient par exemple : « Cela fait quatre ans qu’on fait la révolution, le moment dangereux commence à arriver parce que nous sommes fatigués.  » Ce concept de fatigue est absolument fondamental, commun à toutes les sociétés. Fatigué veut dire prêt à renoncer à sa liberté, à sa puissance d’émancipation.

Et c’est pour cela que d’autres historiens, comme Henry Laurens par exemple, ont tout de suite comparé le printemps arabe au printemps des peuples. Pourquoi  ? Parce que 1848, d’abord, c’est une flambée à l’échelle européenne. Deuxièmement, parce que cela tourne très vite, très mal, ce qui est aussi le cas du printemps arabe. Mais troisièmement, ce n’est pas parce que ça tourne très vite, très mal, que le récit révolutionnaire se réduit à son échec. L’échec n’est pas final. Toute la génération de 1848 en Europe sera marquée par une forte mélancolie. Certains renonceront. D’autres s’exileront ou considéreront que les promesses non tenues sont faites pour être relevées. Faire l’histoire, ce n’est pas simplement faire l’histoire de ce qui a eu lieu – et de l’échec –, mais de tout ce qui a été, à un moment, rendu possible. L’histoire, c’est aussi un possible qui s’ouvre. Tout ce qui a été possible à un moment peut le redevenir. L’histoire de 1848 est l’histoire de ce futur non advenu, mais qui, à un moment donné, finit par ressurgir.

Beaucoup, notamment parmi la jeunesse – au Liban et dans la région –, n’aspirent qu’à une seule chose : partir. Est-il possible de penser l’avenir dans un contexte d’émigration ?

Bien sûr qu’il est dramatique pour un pays de voir ses jeunes partir. C’est comme se vider de son sang. Même si le Liban a une histoire très particulière avec l’émigration, on ne peut pas toujours faire l’éloge de la dissémination, car les forces finissent par s’épuiser. Mais ce n’est pas à moi d’en juger.

Dans une interview accordée au « Journal du dimanche » en février 2019, vous avez déclaré que « se souvenir de quelque chose oblige à oublier autre chose », puisqu’il faut faire place. Quelles sont les conditions de cet oubli  ?

C’est toujours difficile, et cela peut paraître paradoxal pour un historien de faire l’éloge de l’oubli. Mais l’oubli c’est la vie même : si on se laisse encombrer par le passé, on ne peut plus rien faire.

Ce que j’appelle oubli ici, ce n’est évidemment pas l’amnésie, mais ça peut être l’amnistie. L’amnistie est quand même le grand geste politique de sortie de la guerre civile, comme le souligne l’historienne Nicole Loraux (La Cité divisée, 1997). Helléniste, elle était aussi hantée par la question de l’amnistie des généraux putschistes après la guerre d’Algérie. Elle cherchait donc dans l’histoire de quoi penser un rapport ambigu et complexe au temps, à un temps qui se refait après celui de la division. Elle rappelle ainsi que les Grecs ont été les inventeurs de l’amnistie politique au moment de la chute de la tyrannie des « Trente » (gouvernement oligarchique qui régna pendant un an sur la Cité d’Athènes, au Ve siècle av. J.-C., NDLR), quand l’ensemble des parties ont prêté serment pour ne plus se souvenir des crimes du passé. Cela est propre aux guerres civiles.

Mais attention, cette amnistie doit passer par un discours de vérité. Il faut que les choses soient dites. Si l’amnistie peut être l’oubli, elle n’est certainement pas le mensonge ou le déni. La grande commission de sortie de l’Apartheid en Afrique du Sud, présidée par l’archevêque Desmond Tutu, s’appelait « Vérité et réconciliation ». L’une ne va pas sans l’autre. Bien sûr que l’on peut oublier, peut-être doit-on oublier pour vivre ensemble, pour vivre malgré tout. Mais cet oubli ne peut intervenir qu’après un discours de vérité. Si l’on ne s’accorde pas sur ce qui a eu lieu, rien n’est jamais possible.

Mais est-il vraiment possible de réconcilier des mémoires conflictuelles  ?

La question de la réconciliation des mémoires peut être une tâche sans fin. Il faut un travail énorme pour aboutir à un discours et à une histoire en commun entre anciens ennemis. Mais il y a une étape avant de tenter de faire un récit commun. Il faut déjà développer une histoire partagée. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il s’agit de dire : on partage notre vision du monde, on s’accorde sur nos désaccords. Il ne s’agit pas de réconcilier des mémoires qui sont peut-être irréconciliables. Il ne s’agit pas non plus de tout réparer comme si rien ne s’était passé.

Le monde traverse depuis deux ans maintenant une crise sanitaire. Cette pandémie se couple à des remises en question de nos modes de vie, de nos modèles économiques, de nos systèmes de santé, etc. Dans ces circonstances, nous sommes souvent tentés d’établir des parallèles historiques avec les grandes crises et pandémies du passé. Cette démarche vous paraît-elle pertinente  ?...

commentaires (1)

Merci SMB pour nous offrir une reflexion intelligente, sir la “big picture” de temps en temps.

Zampano

17 h 40, le 29 janvier 2022

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Commentaires (1)

  • Merci SMB pour nous offrir une reflexion intelligente, sir la “big picture” de temps en temps.

    Zampano

    17 h 40, le 29 janvier 2022

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