
Le départ de dizaines de jeunes pour se joindre à Daech en Irak a réveillé des fantômes très familiers liés à des épisodes violents dans la ville. Ici, lors d’une manifestation contre la crise, qui avait dérapé. Photo d’archives Marc Fayad
Quand Oum Ibrahim entre dans la chambre de son fils, le 27 décembre dernier au matin, le lit est vide. Or, il n’est pas du tout dans les habitudes du jeune homme de 19 ans, étudiant dans un institut technique de Tripoli, de découcher. L’angoisse monte sur -le- champ.
« Nous l’avons cherché comme des fous ce jour-là, nous avons contacté ses amis puis nous nous sommes rendus à la mosquée du quartier où il a l’habitude de prier. Sans résultat », raconte Oum Ibrahim, au domicile familial, à Kobbé, quartier populaire de la capitale du Liban-Nord. « Son téléphone portable était fermé. Nous avons tenté de contacter un de ses amis proches, Oussama, 20 ans. Lui non plus n’a pas répondu. Sa ligne est restée ouverte 24 heures, il apparaissait en ligne sur l’application WhatsApp, mais ne répondait pas. Quand nous avons contacté les parents d’Oussama, nos voisins à Kobbé, nous avons appris qu’il avait lui aussi disparu le même jour qu’Ibrahim… ».
C’est à ce moment-là que la famille décide de notifier les forces de l’ordre et les services de renseignements de la disparition du jeune homme. « Il y a eu une absence de réactivité de leur part, en dépit du fait que plusieurs plaintes similaires leur soient parvenues en un laps de temps très court », assure la mère du disparu.
Cela fait plus de trois mois que les rumeurs vont bon train à Tripoli : des dizaines de jeunes gens auraient tout quitté, à commencer par leur domicile et leur famille, pour rejoindre les rangs de Daech (groupe État islamique), dans des circonstances encore nébuleuses. La plupart de ces jeunes sont issus des quartiers populaires de Bab el-Tebbané et de Kobbé. Ils auraient été progressivement attirés dans les filets du groupe intégriste.
Selon des sources politiques locales informées, pas moins de 60 jeunes auraient ainsi « disparu » ces dernières semaines pour rejoindre clandestinement le groupe État islamique en Irak, en empruntant une route du Akkar et en passant par la Syrie. Selon ces sources, ils auraient obligatoirement bénéficié de la complicité de certains passeurs qui leur auraient facilité l’accès à l’Irak via la Syrie, et ce sont ceux-ci qui devraient être dans la ligne de mire des forces de l’ordre.
Du côté du ministère de l’Intérieur, deux responsables, qui ont souhaité garder l’anonymat, minimisent le phénomène tout en ne le démentant pas. L’un d’entre eux évoque un phénomène concernant « une trentaine de jeunes, dont deux sont décédés ». Il y a quelques semaines, des médias locaux avaient rapporté la mort de deux jeunes Libanais présentés par leurs initiales (A.K. et Z.A.) dans les rangs de Daech en décembre.
« Je veux rentrer au Liban à tout prix »
Ce n’est que trois semaines après la disparition de Ibrahim qu’une partie du voile devait être levée sur ce mystère. Oum Ibrahim reçoit un appel d’un numéro inconnu et étranger. À l’autre bout du fil, la voix de son fils. Il pleurait. L’épisode Daech avait visiblement mal tourné pour lui. « Il m’a dit “Je suis en Irak maman, je suis toujours vivant et je veux rentrer au Liban à tout prix’” », raconte-t-elle. Quand elle l’interroge sur les raisons de son départ, il lui donne l’explication suivante : « Un homme m’a appelé au téléphone et s’est présenté comme étant membre des forces de sécurité. Selon lui, mon nom et celui de mon ami sont cités dans une enquête sur un dossier de terrorisme. Il m’a conseillé de fuir au plus vite. » La mère d’Ibrahim n’en apprendra pas plus, la ligne est coupée à ce moment-là. Son fils n’a jamais rappelé.
Samer, 24 ans, a, lui, disparu du domicile familial il y a plus de deux mois, raconte son frère Nidal, un habitant de Bab el-Tebbané. « Nous n’avons jamais pu le contacter, malgré nos multiples tentatives sur Facebook », dit-il à L’Orient-Le Jour. La seule indication qui pourrait expliquer la disparition de son frère, selon lui, est que Samer lui a confié quelque deux semaines avant sa disparition qu’il avait trouvé un emploi en Irak dans l’électronique. Toutefois, un des amis du jeune homme devait raconter une autre version à son frère Nidal : selon lui, Samer a fait l’objet d’un chantage de la part d’un homme se déclarant agent de sécurité, qui l’a menacé de divulguer les contacts qu’il aurait entrepris par le passé avec des individus à l’intérieur de la Syrie. Nidal pense que c’est ce qui a fait fuir son frère et l’a poussé à rejoindre les rangs du groupe intégriste.
Le rôle des services de sécurité
Ces disparitions réveillent des fantômes très familiers dans la grande ville du Liban-Nord, plus habituée aux conflits internes qu’aux périodes apaisées. Il n’en fallait pas plus pour que des activistes se demandent si l’objectif derrière les menaces qui auraient été adressées à ces jeunes pour les pousser à fuir et à rejoindre un groupe extrémiste tel que Daech – à en croire les versions de leurs familles – n’est pas de faire basculer la ville dans de nouveaux rounds de violence, en opposant une jeunesse trop souvent accusée d’extrémisme par l’armée.
À ce sujet, l’avocat Mohammad Sablouh, qui est le premier à avoir relaté les disparitions sur les réseaux sociaux, se pose nombre de questions. Comment ces jeunes ont-ils pu gagner l’Irak en se faufilant en Syrie via des frontières illégales, et en passant obligatoirement par des villes sous contrôle du régime syrien et/ou de milices pro-iraniennes (des factions qui ont souvent fait la guerre à Daech), sans jamais éveiller de soupçons ?
L’avocat met en cause la stigmatisation de la ville et de sa jeunesse par des forces de l’ordre qui leur font payer très cher d’éventuels contacts passés avec l’opposition syrienne, tout en négligeant d’assurer la sécurité de la ville. La pauvreté et le chômage poussent aussi ces jeunes à l’égarement, estime celui qui pense que Dar el-Fatwa, la plus haute autorité sunnite du pays, devrait jouer un rôle plus actif dans l’orientation de la jeunesse vers des choix modérés.
À ces questionnements, une source de sécurité dans la ville répond qu’il y a au contraire un suivi strict de ce dossier, en vue d’éviter que des jeunes ne fassent des choix qu’ils pourraient amèrement regretter. Aucune indication, cependant, sur l’identité des personnes qui auraient pu menacer les jeunes d’ouvrir des dossiers personnels ou sur d’autres motivations qui auraient pu les encourager à fuir le Liban. Cette source donne un exemple qui, selon elle, est représentatif de l’action officielle : un service de sécurité, qu’elle ne nomme pas, a récemment arrêté cinq jeunes qui s’apprêtaient à quitter illégalement le territoire pour rejoindre les rangs du groupe extrémiste, avant de les libérer puis de les livrer au mufti Mohammad Imam afin qu’il exerce auprès d’eux son rôle de guide religieux.
L’intérêt des autorités pour cette affaire est confirmé également par une source irakienne à Beyrouth, qui affirme être en contact avec le ministre de l’Intérieur Bassam Maoulaoui. Selon elle le ministre libanais s’apprêterait à se rendre en Irak et devrait y soulever entre autres la question de ces jeunes qui auraient intégré les rangs de Daech. Cette information ne nous a pas été confirmée par les sources du ministère de l’Intérieur, qui assurent néanmoins que « le ministère suit cette affaire avec beaucoup de sérieux et coordonne naturellement avec les autorités irakiennes à ce propos ».
Le cocktail explosif de la pauvreté et du chômage
D’un point de vue politique, la tendance est à la relativisation du phénomène. Khaldoun Charif, un politicien de Tripoli, estime que la mobilisation de certains jeunes de la ville par des groupes comme Daech n’est pas un phénomène nouveau, mais que cette idéologie « ne touche qu’une fraction minime des habitants de Tripoli qui, dans leur majorité écrasante, sont des adeptes du vivre-ensemble ». Pour lui, « l’activité de Daech ne se limite ni à Tripoli, ni au Liban, ni même aux pays arabes, mais s’étend aussi à l’Europe, dans des pays pourtant très sûrs ».
Khaldoun Charif met cependant en garde contre le cocktail explosif de la pauvreté et du chômage, ajouté aux détentions arbitraires et à la torture dans les prisons, qui font des communautés défavorisées de cette ville et d’ailleurs un terreau fertile pour les groupes extrémistes. « Combattre la pauvreté et l’injustice mettrait un terme à ce genre de phénomènes », assure-t-il, tout en s’érigeant contre les amalgames et toute stigmatisation de l’ensemble de la jeunesse de la ville.
Quand Oum Ibrahim entre dans la chambre de son fils, le 27 décembre dernier au matin, le lit est vide. Or, il n’est pas du tout dans les habitudes du jeune homme de 19 ans, étudiant dans un institut technique de Tripoli, de découcher. L’angoisse monte sur -le- champ. « Nous l’avons cherché comme des fous ce jour-là, nous avons contacté ses amis puis nous nous sommes rendus à...
commentaires (4)
Ceux qui persévèrent dans l'usure de la crise existentielle des libanais, en croyant gagner des points, ne font que favoriser ce genre de cassure identitaire de ces jeunes qui font tout pour échapper à la pourriture dans laquelle, ceux-là même, les ont plongés.
Esber
13 h 32, le 15 janvier 2022