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Société - Crise

« Une de mes patientes a fait une fausse couche, faute de traitement »

Trois médecins racontent à « L’Orient-Le Jour » l’enfer vécu par certains de leurs patients qui n’arrivent plus à se procurer leurs médicaments, dans un contexte de crise économique aiguë. Gangrène, œdèmes pulmonaires ou hémiplégie sont autant de complications auxquelles ces derniers ont dû faire face.

« Une de mes patientes a fait une fausse couche, faute de traitement »

Le Dr Ghassan Kiwan, chef du service de cardiologie au Centre médical Bellevue. Capture d’écran

« Une de mes patientes, enceinte de quatre mois, n’arrivait pas à trouver des injections d’anticoagulants. Aujourd’hui, elle m’a appelé pour me dire qu’elle a fait une fausse couche, faute de traitement », rapportait le Dr Mohammad Ali Jardali, spécialiste en médecine de famille, il y a quelques jours sur son compte Twitter. Depuis plusieurs mois, ce spécialiste qui exerce entre autres à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth et à Saïda s’est donné pour mission de documenter la descente aux enfers de ses patients, depuis que la levée des subventions sur les médicaments a rendu l’accès aux traitements difficile et onéreux.

« Je ne suis même pas gynécologue et je suis déjà tombé sur un cas pareil. Que dire alors des gynécos ? » confie le Dr Jardali à L’Orient-Le Jour. « Je connais deux médecins dont les épouses sont enceintes et qui n’arrivent pas à trouver ce genre de médicaments au Liban. Que dire des autres ? » poursuit le praticien.

La Dr Aya Farès, hématologue et oncologue à l’hôpital Rizk. Photo tirée de son compte Twitter

Une amputation faute d’antibiotiques ?

Depuis plusieurs mois, les cas que rencontre le Dr Jardali dans son cabinet sont de plus en plus préoccupants, et auraient pu être évités si les malades avaient pu se faire traiter correctement. « J’ai traité un diabétique de 60 ans qui s’est blessé à la jambe. Il ne trouvait pas d’antibiotiques pour traiter sa plaie. Son cas s’est aggravé et sa jambe s’est infectée au point où les médecins ont commencé à envisager l’amputation. Il a finalement été admis pour quatre semaines à l’hôpital sous perfusion car la gangrène avait atteint les os. Si le traitement ne fonctionne pas, l’amputation sera, hélas, le seul recours », soupire le Dr Jardali.

Le durcissement des conditions d’importation des médicaments, imposé par la Banque du Liban en mars dernier, a compliqué l’accès à de nombreux produits pharmaceutiques, ce qui a conduit à des pénuries graves sur le marché. Une levée partielle des subventions à partir de juillet dernier, suivie par la levée complète sur un vaste ensemble de produits le mois dernier, a conduit à une flambée inédite des prix des médicaments, sans pour autant régler le problème des pénuries. De nombreux traitements demeurent introuvables, et s’ils sont disponibles, ils sont souvent excessivement chers.

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C’est dans ce contexte qu’un des malades suivis par le Dr Jardali s’est retrouvé contraint de suspendre son traitement pour l’hypertension, et en a finalement payé le prix. « Un mois plus tard, une poussée soudaine de tension l’a laissé hémiplégique. Cet homme m’a confié qu’il aurait préféré mourir », raconte le Dr Jardali.

Tous ces cas de complications, le médecin se souvient de les avoir étudiés en cours de médecine, or ils deviennent son pain quotidien. Il voit de plus en plus de patients arriver chez lui dans un état catastrophique. « Rien qu’aujourd’hui, entre 8h et midi, j’ai transféré quatre patients aux urgences. En temps normal, j’en avais au maximum un cas par mois », dénonce le médecin.

Le Dr Mohammad Ali Jardali, médecin de famille à Beyrouth et à Saïda. Photo tirée de son compte Twitter

Au moins un médicament introuvable pour chaque patient

Aya Farès, hématologue et oncologue à l’hôpital Rizk à Beyrouth, tire elle aussi la sonnette d’alarme sur les réseaux sociaux. Déjà en septembre dernier, elle écrivait sur son compte Twitter : « Admissions aux urgences au Liban ces derniers jours : insuffisance cardiaque aiguë décompensée pour manque de diurétiques... convulsions après arrêt des antiépileptiques... accident vasculaire cérébral car impossible de trouver des anticoagulants... acidocétose diabétique après rationnement de l’insuline... choc septique car les antibiotiques sont introuvables. »

Ces cas de complications qu’elle énumère, elle les rencontre désormais de manière quotidienne à l’hôpital, car « chaque patient ne trouve pas au moins un des médicaments dont il a besoin ». « Je dirais qu’au moins 30 % des admissions quotidiennes aux urgences sont dues aux pénuries de médicaments », indique la spécialiste à L’OLJ.

« Certains cardiaques arrivent aux urgences avec des taux de saturation en oxygène très bas faute de traitements. D’autres patients restent plus longtemps hospitalisés parce que le traitement n’est pas accessible en pharmacie, révèle-t-elle. D’ailleurs, la plupart des gens débarquent aux urgences dans un état critique. Ils ne prennent pas rendez-vous chez le médecin de crainte de devoir débourser beaucoup d’argent. Ils se laissent aller en se disant qu’ils peuvent encore prendre sur eux et, au final, ils atteignent le point de non-retour », déplore-t-elle.

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Le Dr Farès, qui suit de nombreux patients cancéreux, met en garde contre les effets néfastes de l’interruption des traitements sur le long terme. « En oncologie, l’effet n’est pas visible tout de suite, mais le cancer peut reprendre lentement si on n’administre pas le traitement de manière continue », explique-t-elle.

« La situation va de mal en pis, au fur et à mesure de l’aggravation de la crise. Une expérience difficile pour beaucoup de médecins qui préfèrent émigrer. Il faut des solutions sur le long terme, sinon nous serons impuissants à sauver nos patients », alerte la spécialiste.

« On trouve à peine du paracétamol »

Du côté des cardiologues, la situation est également compliquée, les malades du cœur nécessitant un traitement chronique souvent introuvable ces derniers mois. Le Dr Ghassan Kiwan, chef du service de cardiologie au Centre médical Bellevue, est horrifié par les cas qui défilent dans sa clinique. « Nous avons des urgences cardiologiques deux à trois fois par semaine. Ce qui est énorme comparé à la période d’avant la crise, lorsque ces personnes vivaient normalement grâce à leur traitement », raconte le médecin à notre journal. « Certains se présentent avec des œdèmes pulmonaires car ils ne trouvent ni le médicament prescrit ni son substitut générique », témoigne le Dr Kiwan.

« De plus en plus de patients se plaignent de douleurs à la poitrine parce qu’ils ne prennent pas leur traitement, se désole-t-il. Quand je leur prescris un substitut et qu’ils ne le trouvent pas non plus, on passe alors à une autre molécule qui ne leur correspondra peut-être pas. Si c’est le cas, ils risquent des poussées de tension qui peuvent aller jusqu’à l’infarctus ! » met-il en garde.

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Le Dr Kiwan révèle qu’il donne désormais des ordonnances internationales, un grand nombre de ses patients se procurant les traitements à l’étranger, en comptant sur la famille et les amis. « On ne sait pas si quelqu’un est décédé ces derniers mois à cause de la pénurie de médicaments, il est difficile d’avoir des chiffres précis pour l’instant », poursuit-il.

Rentré au Liban il y a dix ans, après avoir exercé au Canada et dans les pays du Golfe, le cardiologue se désole de la dégradation du secteur médical. « Le pays était un paradis médical malgré certains défauts du système de santé, mais c’est l’enfer maintenant. Aujourd’hui, on trouve à peine du paracétamol. Les politiciens, eux, n’ont pas de problème, ils se procurent leurs médicaments à l’étranger sans aucun souci », lance-t-il, amer.

« Une de mes patientes, enceinte de quatre mois, n’arrivait pas à trouver des injections d’anticoagulants. Aujourd’hui, elle m’a appelé pour me dire qu’elle a fait une fausse couche, faute de traitement », rapportait le Dr Mohammad Ali Jardali, spécialiste en médecine de famille, il y a quelques jours sur son compte Twitter. Depuis plusieurs mois, ce spécialiste qui...

commentaires (1)

La situation sanitaire est pire que ce qui est décrit. Les pharmaciens manquent de médicaments essentiels, et dans toutes les pharmacies. Le ministre de la santé vire les malades aux dispensaires, mais en réalité, ce n'est pas la solution, car pour donner un rendez-vous au malade et lui ouvrir un dossier, une affaire d'attente de1 mois. Ils refusent les ordonnances médicales prescrites par d'autres médecins que celui du dispensaire, donc une façon de décourager les malades qui sont dépourvus de médicaments. Pour ajouter à ce qui a été dit par les médecins ci-haut, par exemple, les traitements ophtalmiques pour le glaucome ne sont pas trouvables, et des malades risquent la perte de la vue à cause de l'hypertension intra oculaire. Comment on est arrivé là ?

Esber

01 h 00, le 15 décembre 2021

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Commentaires (1)

  • La situation sanitaire est pire que ce qui est décrit. Les pharmaciens manquent de médicaments essentiels, et dans toutes les pharmacies. Le ministre de la santé vire les malades aux dispensaires, mais en réalité, ce n'est pas la solution, car pour donner un rendez-vous au malade et lui ouvrir un dossier, une affaire d'attente de1 mois. Ils refusent les ordonnances médicales prescrites par d'autres médecins que celui du dispensaire, donc une façon de décourager les malades qui sont dépourvus de médicaments. Pour ajouter à ce qui a été dit par les médecins ci-haut, par exemple, les traitements ophtalmiques pour le glaucome ne sont pas trouvables, et des malades risquent la perte de la vue à cause de l'hypertension intra oculaire. Comment on est arrivé là ?

    Esber

    01 h 00, le 15 décembre 2021

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