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Lifestyle - La carte du tendre

Le péché originel

Le péché originel

Un civil en armes en 1958. Photo Studio Sarrafian/Coll. Georges Boustany

Naufragé à cinquante-trois ans sur les rives d’un pays qui ne me ressemble en rien, heureux pourtant d’en avoir fini avec ce régime amaigrissant de cinq mauvaises nouvelles quotidiennes comme d’autres conseillent cinq fruits et légumes par jour, j’en suis à me demander si, toutes ces années, nous nous sommes battus pour une chimère.

Nous avions tous une certaine idée du Liban. En fait, chacun a sa propre idée du Liban. Dans mon coin, j’ai livré un combat discret, sans doute insuffisant, à travers un travail de mémoire commencé à l’âge de dix ans et qui se poursuit depuis… De la guerre de quinze ans, j’ai conservé tout ce que j’ai pu : shrapnels, images, vidéos, sons, coupures de presse, avec l’idée qu’un jour, montrés aux nouvelles générations, elles en seraient durablement dégoûtées de porter les armes ou même de haïr leurs sœurs et frères dans la patrie. Avec l’idée que ce n’était qu’un cauchemar qui finirait par passer et qu’un jour le soleil se lèverait sur un pays apaisé. Mais comme une série Netflix qui enfile les saisons jusqu’à plus soif, les épisodes de cette guerre interminable se succèdent sans répit, décimant les générations, enfonçant un peuple de damnés de plus en plus bas, de plus en plus loin dans les sous-sols de l’enfer.

Alors oui, je me demande si ce pays n’est pas une chimère. Ce mot a deux définitions : il peut être une « idée sans rapport avec la réalité ». Ou alors « un monstre imaginaire ». J’entends d’ici les cris d’orfraie, les accusations d’antipatriotisme, de défaitisme, de couardise. N’en jetez plus, la coupe est pleine : les Libanais sont très forts pour se culpabiliser les uns les autres et jeter l’anathème sur ceux qui partent, quand ceux qui partent permettent, eux aussi, à ceux qui restent de survivre.

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Dans mon exil, j’emporte mon Liban, ma chimère : des milliers de photographies scannées, des livres, des thèses, des archives de toutes sortes. Mais cette image fragmentée du Liban résulte d’un choix délibéré, elle est ma manière de voir ce pays et mon point de vue est ce qu’il est, il résulte d’un certain milieu social et d’une certaine éducation et tout cela se rattache à une infinité de variables géographiques et historiques. Et ce chaos est très étendu : les avis divergent jusqu’au sein d’une même famille. À entendre chacun raconter « son » Liban, on réalise à quel point ce pays n’est que la projection de désirs individuels – et la somme de frustrations qui en résulte.

Alors, forcément, cette photo de civil combattant sera, pour les uns, motif de gloriole, quand elle confirmera pour les autres la justesse de la fuite. Qui est-il ? Que défend-il, avec son fusil et sa cartouchière ? Sur qui est-il prêt à tirer au nom de sa vision du Liban ? Là est le drame. On peut rêver d’un pays à bâtir avec ses idées, ses entreprises, sa plume ou que sais-je. Et puis on peut vouloir défendre son idée du Liban et l’imposer aux autres à la force des armes. Ce monsieur, dont l’âge est pourtant bien avancé, donne une idée précise d’un certain état d’esprit qui traverse les générations, celui selon lequel nul ne défend mieux son pays, sa communauté, son village, sa famille, son honneur que soi-même, et les armes à la main. Alors oui, là où d’autres verront le héros d’une certaine cause, le regard empli de bonté et de détermination et puis cette espèce de romantisme à la Che Guevara, je vois un homme imbu de lui-même, fier de pouvoir porter une arme pour tirer sur son voisin s’il n’est pas d’accord avec lui, un misérable prêt à en abattre un autre à l’appel du chef, un ignorant qui perpétue une mentalité préhistorique, et au diable l’État et les lois.

La photo a probablement été prise durant la guerre civile de 1958, par un photographe des studios Sarrafian. L’objet en lui-même est beau : c’est un rectangle de papier bien conservé, un tirage clairement effectué par un photographe professionnel disposant d’un excellent matériel photographique. Nous sommes en montagne et cela brise le cœur de voir que ce monsieur est assis sur ces chaises artisanales de bois et de paille typiquement libanaises et dont les maisons de nos grands-parents regorgeaient ; ces chaises qui sentaient, la belle saison revenue, le vieux bois qui respire après un long hiver, ce modèle également décliné en tabourets, canapés et même en lits, et qui n’avait besoin de presque aucun entretien. Malgré l’arrière-plan perdu dans la profondeur de champ, on reconnaît le cadre : de la verdure, de la pierre ancienne, des arcades, une vieille porte de bois.

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Alors oui, à cinquante-trois ans, ayant pratiquement vu ce que le Liban peut donner de pire, n’ayant en revanche jamais connu ce que le Liban pouvait donner de meilleur qu’à travers une nostalgie fantasmée, je n’ai même pas la force de juger cet homme, qui avait sans doute ses raisons, sa vision des choses, son idée du Liban. Même pas la force d’en tirer des conclusions du genre : « Voici le péché originel. » Car quel est le péché originel ? Le confessionnalisme ? L’esprit clanique ? L’ignorance et l’absence d’éducation civique ? Les armes que l’État est incapable de ramasser depuis la nuit des temps ? L’égoïsme, l’individualisme, ou au contraire l’instinct grégaire, l’aveuglement communautaire attisés par des mafieux ? Cette photo est-elle belle ou laide ? Cet homme est-il un traître ou un héros ?

Je sais quel Liban je veux pour les miens et pour moi-même, je fréquente ceux qui veulent le même Liban, j’abhorre ceux qui ne sont pas d’accord avec moi et je sais aujourd’hui que personne ne l’emportera dans cette lutte sans fin. Alors oui, je suis parti chercher la sérénité sur d’autres rives, et je souffre mille morts de cet exil qui ne me permettra pas de répondre à cette question : quel est le péché originel et comment y remédier ? À cause du péché originel, Adam et Ève ont été chassés du paradis. Je voudrais bien savoir ce que nous avons fait, nous, pour mériter cette punition.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible au Liban à la Librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com

Naufragé à cinquante-trois ans sur les rives d’un pays qui ne me ressemble en rien, heureux pourtant d’en avoir fini avec ce régime amaigrissant de cinq mauvaises nouvelles quotidiennes comme d’autres conseillent cinq fruits et légumes par jour, j’en suis à me demander si, toutes ces années, nous nous sommes battus pour une chimère. Nous avions tous une certaine idée du Liban. En...
commentaires (8)

M. Boustany termine son article en posant une question ouverte, invitant par-là ses lecteurs à la réflexion! Répondons alors! Eh bien, la réponse me parait évidente! À l’image de nos premiers parents, tout comme Adam et Eve ont péché et ont été chassés du paradis, nous aussi, Libanais, nous avons péché contre ce coin de paradis. Toutefois, si Adam et Eve ont péché une seule fois, leur péché étant la désobéissance, un péché d’orgueil, en voulant manger le fruit défendu, après avoir écouté la malveillante promesse du diable, nous autres, Libanais, nous n’avons pas péché une seule fois mais un grand nombre de fois et avons détruit, de nos propres mains, ce paradis qu’était ce coin de terre appelé le Liban. Nous avons profané sa nature, éventrer ses montagnes, souiller ses rivières, contaminé son sol, couvert ses plages et ses baies d’ordures. En résumé, nous avons dénaturé et défiguré les paysages de notre pays, remplaçant graduellement la beauté par la laideur. Nous ignorons tout simplement le rôle capital de la beauté dans la vie. Et la beauté a fini par déserter nos cieux, cédant la place à la laideur. Si la vertu fleurit dans la beauté, le mal prospère dans la laideur.

Hippolyte

22 h 12, le 12 décembre 2021

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Commentaires (8)

  • M. Boustany termine son article en posant une question ouverte, invitant par-là ses lecteurs à la réflexion! Répondons alors! Eh bien, la réponse me parait évidente! À l’image de nos premiers parents, tout comme Adam et Eve ont péché et ont été chassés du paradis, nous aussi, Libanais, nous avons péché contre ce coin de paradis. Toutefois, si Adam et Eve ont péché une seule fois, leur péché étant la désobéissance, un péché d’orgueil, en voulant manger le fruit défendu, après avoir écouté la malveillante promesse du diable, nous autres, Libanais, nous n’avons pas péché une seule fois mais un grand nombre de fois et avons détruit, de nos propres mains, ce paradis qu’était ce coin de terre appelé le Liban. Nous avons profané sa nature, éventrer ses montagnes, souiller ses rivières, contaminé son sol, couvert ses plages et ses baies d’ordures. En résumé, nous avons dénaturé et défiguré les paysages de notre pays, remplaçant graduellement la beauté par la laideur. Nous ignorons tout simplement le rôle capital de la beauté dans la vie. Et la beauté a fini par déserter nos cieux, cédant la place à la laideur. Si la vertu fleurit dans la beauté, le mal prospère dans la laideur.

    Hippolyte

    22 h 12, le 12 décembre 2021

  • Qu avons nous fait pour meriter cela? 1- nous n etions pas digne d independance 2-nous manquons d une bonne dose de civisme 3- on ne batit pas un pays sur des bases religieuses mais plutot laiques 4-le maronitisme nous a acheve ‘

    Robert Moumdjian

    15 h 28, le 12 décembre 2021

  • Très beau article. Je partage entièrement votre point de vue que vous arrivez à exprimer merveilleusement avec les mots justes sans excès de colère ou de compromission.

    Souheil Mansour

    09 h 57, le 12 décembre 2021

  • Brassens , quel force d'expression quand il chantait devant nous : "Mourir pour des idées ? D'accord , mais de mort lente " !

    Chucri Abboud

    20 h 14, le 11 décembre 2021

  • Merci Monsieur Boustani et Respect ! Nous tous Libanais vivons la même souffrance, le même questionnement, nous partons ou nous restons... mais nous le construirons ce Liban que "nous voulons pour les nôtres et pour nous-mêmes", il faut continuer la lutte....

    ELIAS SKAFF

    19 h 25, le 11 décembre 2021

  • Merci de faire ce travail si douloureux et de le partager pour ne pas oublier et nous pousser à faire chacun à sa manière ce qu’il peut…mais aussi et surtout pour ceux qui ne veulent rien voir ou savoir! tu parles de trauma…!

    Danielle Kerbage

    14 h 19, le 11 décembre 2021

  • Très bel article, très intense, très émouvant! Merci pour ce beau voyage. En tant « qu’exilé » cette article fait ressortir tous les sentiments contradictoires mais ô combien intenses à l’égard du Liban… on le quitte mais il nous jamais…malgré la souffrance, un amour viscéral nous lie à jamais…

    EL Darwiche Faycal

    05 h 01, le 11 décembre 2021

  • Tres bon article. Meri mr Boustani

    Nadim Audi

    01 h 59, le 11 décembre 2021

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