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Lifestyle - La carte du tendre

Maarad 1922 : naissance d’une légende au goût amer

Maarad 1922 : naissance d’une légende au goût amer

La rue Maarad en 1922. Négatif sur plaque de verre. Coll. Georges Boustany

Le photographe s’est installé à l’ombre, au milieu de la chaussée de terre battue, il y a 99 ans. De part et d’autre, subsistent des bâtiments anciens partiellement démolis ; on dirait qu’un troupeau de pachydermes est passé par là. Ainsi se présente la rue Allenby, du nom du libérateur de la Palestine, depuis la fin de la Grande Guerre. Comme pour la rue Foch, sa sœur parallèle, le percement de cet axe s’est fait en 1915 en plein cœur du vieux Beyrouth, où passages étroits et maisons enchevêtrées ont été démolis sans aucun ménagement par les Ottomans, désireux de prévenir toute sédition. Cinq ans plus tard, le général Gouraud, haut-commissaire français, a choisi la partie sud de cette rue comme emplacement pour une foire internationale dont le but était d’encourager les investissements au Liban. L’inauguration a eu lieu le 30 avril 1921, après six mois de préparation : 1 200 exposants, essentiellement levantins et français, y ont tenu des stands. Depuis, cette portion de la rue Allenby s’appelle Maarad (Exposition).

La foire terminée, la rue est devenue un marché à ciel ouvert où baraques et échoppes de fortune ont remplacé les stands blancs et bien alignés. Au moment de cette prise de vue, la construction des luxueux immeubles à arcades, couvrant les trottoirs à la manière de la rue parisienne de Rivoli, n’a pas encore démarré. Nous sommes probablement à la hauteur de la future place de l’Étoile, et tout au fond on aperçoit la mer. Le minaret carré à droite est celui de la grande mosquée al-Omari. Maarad se termine encore sur la porte monumentale en forme d’arc de triomphe construite pour la foire, et qui sera détruite par la suite.

Le soleil est celui du milieu de l’après-midi, probablement en automne. Il n’y a pas de trottoir : les passants circulent à même la chaussée, entre les carrioles tirées par des chevaux. Pas d’autos non plus, encore cantonnées aux grands axes perpendiculaires comme celui de Bab Idriss, futur Weygand, en contrebas. En cette année 1922, le vent d’Occident n’a pas encore atteint les côtes libanaises en matière de mode, du moins pas dans la rue : chez les rares femmes de cette scène, on s’habille de blanc avec des robes amples et pudiques, la seule concession à la modernité étant représentée par les chapeaux cloche. Une autochtone porte une jupe de la même longueur, mais se couvre la tête d’un voile blanc. Chez les hommes, la veste est déjà répandue, mais on la porte encore avec des vêtements traditionnels comme le sarouel et surtout le tarbouche, toujours omniprésent. On aperçoit même un fez ottoman en forme d’obus, une rareté désormais. Malgré l’apparent désordre, les tombereaux roulent à droite ; leur vitesse modérée permet d’éviter les accidents dans cette rue pourtant très encombrée.

Dans ce souk éphémère où l’on se protège des éléments comme on peut, avec des peaux de bêtes, des tentures informes, des auvents de tôle et du bois de récupération, on trouve de nombreux étals de kaaké. On peut déchiffrer, à droite, l’enseigne du Garage J. Tamraz et Fils qui promet de réparer les rares « automobiles de toutes marques ». Et, plus près de nous, celle de Toufic Khoury, horloger orfèvre. Côté gauche, le hasard a voulu que nous nous tenions devant une échoppe dont le nom est voué à la postérité, et que son propriétaire a fait peindre à la main sur un panneau encadré à l’ancienne : César Amir, plus connu sous le nom de Kaissar Amer, vient tout juste d’inaugurer son premier local.

Une ruine que l’on dit hantée

Selon ses filles May et Leila, César Amer serait mort à 73 ans, en 1980 : il aurait donc 15 ans à peine lorsqu’il s’installe rue Maarad. Est-ce lui que l’on aperçoit à gauche avec un bonnet blanc sur la tête ? Il semble être en train d’acheter une galette proposée par un jeune marchand ambulant qui a posé son plateau devant son échoppe. Amer vend de petits jouets suspendus à des fils, des espèces de figurines de bois, à côté de ce qui semble être des tambours pour enfants. Pour agrandir son commerce, il déménagera bientôt vers la rue de Damas, entre les places Debbas et des Martyrs ; il deviendra alors le Roi du jouet et des feux d’artifice au Liban mais aussi dans tout le Moyen-Orient : c’est à lui que l’on fera appel pour les grandes inaugurations, comme celle du Casino de Maameltein. Se dire qu’en dépit des terribles aléas de ces cent dernières années, son enseigne existe toujours, donne tout simplement le vertige.

Dès les années 1930, Amer défrayait déjà la chronique à une époque où les autorités faisaient la chasse aux dépôts d’armes et de munitions. Que de fois ses poudres de feux d’artifice devaient être saisies, sous le regard moqueur de la presse ! Amer sera le pionnier des Meccano et des jouets motorisés, des sapins de Noël, des colorants pour les œufs de Pâques. Les enfants trouveront chez lui les attirails de menuisier, les maisons démontables, les voitures, les ballons, les assiettes Whirley Whirler à faire tourner au bout d’un bâton, les feux d’artifice pour les fêtes. Les adultes se fourniront en déguisements pour bals masqués, très à la mode jusqu’aux années cinquante, et plus tard en cotillons (120 000 sacs à deux livres vendus en 1966 !). Amer investira sa fortune dans des dizaines de terrains, d’immeubles et même dans un hôtel, al-Ameriyé à Bickfaya, où il sera enterré. L’hôtel est aujourd’hui une ruine que l’on dit hantée.

À l’image du Liban, la descente aux enfers commence en septembre 1968, à quelques jours de la fête de la Croix, avec un incendie qui ravage entièrement le magasin de la rue de Damas, occasionnant des pertes considérables. Deux ans plus tard, c’est son immeuble de Bickfaya qui est le théâtre d’affrontements entre Kataëb et PPS. En septembre 1975, ses magasins du centre-ville et de Bhamdoun seront définitivement pillés et incendiés. Survivante de l’apocalypse, l’enseigne Kaissar Amer est aujourd’hui toujours experte dans les feux d’artifice, les cotillons et les déguisements : l’occasion de fêter dans quelques jours notre très libanaise sainte Barbe et au diable Halloween !


Auteur d’ « Avant d'oublier » (Les Éditions L'Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu. 

L’ouvrage est disponible au Liban à la Librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com 

Le photographe s’est installé à l’ombre, au milieu de la chaussée de terre battue, il y a 99 ans. De part et d’autre, subsistent des bâtiments anciens partiellement démolis ; on dirait qu’un troupeau de pachydermes est passé par là. Ainsi se présente la rue Allenby, du nom du libérateur de la Palestine, depuis la fin de la Grande Guerre. Comme pour la rue Foch, sa sœur...

commentaires (3)

« On aperçoit même un fez ottoman en forme d’obus, une rareté désormais. » Une Labbadeh, confectionnée de poil de chameau et portée traditionnellement par le Libanais de la montagne. En général, elle tient serrée sur la tête grâce à une écharpe blanche.

Evariste

20 h 07, le 29 novembre 2021

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Commentaires (3)

  • « On aperçoit même un fez ottoman en forme d’obus, une rareté désormais. » Une Labbadeh, confectionnée de poil de chameau et portée traditionnellement par le Libanais de la montagne. En général, elle tient serrée sur la tête grâce à une écharpe blanche.

    Evariste

    20 h 07, le 29 novembre 2021

  • J'aime la photo par nostalgie vers un temps avec moins de voiture, et plus de transport ecologique (chariot avec cheval). Il faut le regard d'un expert (oeil d'expert) pour reconnaitre pourant l'endroit, tellement centre ville Beyrouth a change qui est maintenant un "jungle" de voitures et beton, ce n'est guere pas reconnaissable. Un siecle fait tant de difference. Mais je suppose que cela c'est aussi le cas pour des autres villes de la mediterannee comme Marseille, Naples ou Barcelone.

    Stes David

    14 h 11, le 28 novembre 2021

  • "Au diable Halloween"! Bien dit, Georges Boustany!

    otayek rene

    12 h 23, le 28 novembre 2021

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