Rechercher
Rechercher

Moyen-Orient - Éclairage

Face à Téhéran et Ankara, Abou Dhabi rebat ses cartes dans la région

Les Émirats arabes unis se font plus discrets dans les conflits, en faveur d’une approche diplomatique pragmatique en direction de leurs rivaux, dans le but d’apaiser les tensions au Moyen-Orient et d’assurer une stabilité nécessaire à leur développement économique.

Face à Téhéran et Ankara, Abou Dhabi rebat ses cartes dans la région

Le conseiller émirati à la Sécurité nationale, cheikh Tahnoun ben Zayed, reçu par le président iranien Ebrahim Raïssi à Téhéran, le 6 décembre 2021. Photo AFP

« Connecter les esprits, créer l’avenir. » Le slogan de l’exposition universelle 2020 qui se déroule en ce moment à Dubaï semble refléter, presque à lui seul, la volonté émiratie de se définir comme un interlocuteur incontournable pour assurer la stabilité de la région. Dans un contexte encore difficilement imaginable il y a quelques années, l’Iran, la Turquie, le Qatar et la Syrie ont actuellement chacun un pavillon à l’Expo 2020, alors que les Émirats arabes unis ont multiplié les initiatives pour améliorer leurs relations avec ces pays au cours de ces derniers mois.

Une position qui contraste avec l’attitude adoptée à leur égard depuis 2011. Alors que les printemps arabes ont fait craindre aux monarchies du Golfe autant un effet de contagion que l’avènement de partis islamistes – leurs bêtes noires – à la tête de pays alliés, la fédération émiratie s’était embarquée dans une lutte d’influence régionale qui s’est exprimée par un soutien à des partis et groupes armés notamment en Libye, au Yémen ou encore en Tunisie et dans la Corne de l’Afrique. Si ces initiatives leur ont valu d’être affublés du surnom « la petite Sparte » par des commandants militaires américains en place dans les années 2011-2013, les EAU semblent s’être désormais assagis, cherchant à consolider les acquis de ces dernières années sur les scènes régionales pour des raisons géopolitiques, sécuritaires mais aussi économiques. Célébrant cette année leur 50e anniversaire, ils préparent d’ores et déjà leur centenaire sous le signe du développement économique et de la diversification économique pour l’ère post-pétrole alors que la fédération table sur son image de hub économique et touristique mondial. « Les EAU ont réalisé qu’ils devraient mettre en place des initiatives locales et s’ouvrir à tout le monde », affirme Bader al-Saïf, professeur à l'Université du Koweït et chercheur non résident au centre Carnegie.

Pragmatisme en politique étrangère

Ce pragmatisme de la politique étrangère émiratie s’est notamment accentué cette année avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche en janvier, qui poursuit depuis le désengagement américain du Moyen-Orient et le recentrage de sa politique étrangère vers l’Asie, forçant les pays de la région à repenser leurs relations, dans une certaine mesure, sans le gendarme américain. Peu avant la fin du mandat de Donald Trump, avec qui Abou Dhabi entretenait des rapports étroits, les Émiratis ont notamment signé les accords d’Abraham avec Israël sous les auspices de Washington, dans le but de consolider un front anti-iranien tandis que l’activité économique bilatérale est supposée dépasser les mille milliards de dollars d’ici à dix ans. « Étant donné que les États-Unis ne sont pas disposés à soutenir l’aventurisme des EAU dans la région ou à garantir leur sécurité, Abou Dhabi cherche à présent à établir une entente dans la région fondée sur un rapprochement commercial », analyse Andreas Krieg, professeur associé au King’s College de Londres.

Lire aussi

Les Émirats arabes unis, de « la côte des pirates » à la planète Mars

Si Abou Dhabi s’était montré réticent à la levée de l’embargo contre le Qatar en janvier dernier lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe d’al-Ula, il a néanmoins multiplié au cours de ces derniers mois les visites officielles en Turquie et en Iran, qui avaient soutenu le Qatar lors du blocus, contribuant ainsi à une désescalade et à un semblant de détente dans les tensions régionales. « Les EAU ont réalisé que les coûts politique, économique et de réputation d’une confrontation avec des concurrents tels que la Turquie et l’Iran ne génèrent aucun bénéfice », insiste Andreas Krieg. « Les EAU ont commencé à utiliser leur soft power diplomatique, économique et d’information pour jouer un rôle plus important dans la résolution de conflits et l’apaisement des tensions », fait remarquer pour sa part Riad Kahwaji, analyste spécialisé dans les questions de défense, basé à Dubaï.

Alors que les tensions dans le Golfe sont montées d’un cran au cours de l’année 2019, la peur d’être le dégât collatéral d’une confrontation entre Washington et Téhéran, combiné au retrait relatif de l’allié américain de la région ont finalement poussé Abou Dhabi à se faire plus discret dans les conflits régionaux et à chercher le dialogue avec l’Iran. Geste en faveur d’une désescalade, et qui devait servir par ailleurs à redorer leur blason face aux critiques internationales sur la responsabilité des parrains du Golfe dans la crise humanitaire au Yémen, les Émiratis ont annoncé en juillet 2019 retirer leurs troupes de ce pays, alors qu’ils participaient à la coalition menée par Riyad depuis 2015 contre les rebelles houthis soutenus par la République islamique. Autre signe de cette volonté d’apaisement, Abou Dhabi est resté silencieux après les attaques de pétroliers près du détroit d’Ormuz en mai et juin de cette année-là, mais surtout après l’attaque en septembre par des missiles houthis des installations pétrolières d’Aramco en Arabie saoudite, leur allié naturel dans la région. Le conseiller émirati à la sécurité nationale et frère du prince héritier, cheikh Tahnoun ben Zayed, aurait par ailleurs été secrètement dépêché en Iran un mois après cet épisode pour apaiser les tensions dans la région, selon le site d’information Middle East Eye.

Rapprochements avec les ennemis d’hier

Deux ans plus tard, c’est cette fois en visite officielle que le chef des renseignements émiratis est retourné à Téhéran cette semaine pour y rencontrer son homologue iranien, ainsi que le nouveau président ultraconservateur Ebrahim Raïssi, élu en juin dernier. En toile de fond de ce déplacement, les pourparlers indirects entre l’administration de Joe Biden et la République islamique sur le nucléaire iranien en vue de raviver l’accord de 2015, qui ont repris hier dans un pessimisme ambiant.

Alors qu’ils ne sont pas parties prenantes aux négociations, l’éventualité d’un échec inquiète les pays du Golfe qui veulent éviter de faire les frais d’une confrontation militaire brandie en menace par Israël tout en cherchant à contenir le programme balistique iranien et ses activités régionales, une ligne rouge pour Téhéran. La sécurité du Golfe, et notamment d’un des principaux points de passage maritimes du pétrole dans le monde, le détroit d’Ormuz, bordé par l’Iran d’un côté et les Émirats de l’autre, est une priorité pour la fédération émiratie.

Pour mémoire

Normalisation avec Assad : les EAU passent à la vitesse supérieure

L’activité de la diplomatie émiratie envers l’Iran s’inscrit aussi dans le cadre d’un rapprochement enclenché entre Damas et Abou Dhabi depuis la réouverture de l’ambassade émiratie dans la capitale syrienne en 2018. Un effort qui marque une volonté des EAU de réduire l’influence de Téhéran sur Damas et de se positionner dans l’équation du conflit syrien pour profiter des retombées économiques de la reconstruction du pays.

La présence du ministre syrien des Affaires étrangères dans la capitale iranienne au moment de la visite de cheikh Tahnoun a ainsi soulevé des interrogations quant aux concessions pragmatiques que peuvent faire les deux parties sur ce terrain. « Tout engagement commercial en Iran ou en Syrie est néanmoins sujet à des sanctions internationales qu’Abou Dhabi essaie de contourner quand cela est possible, mais il y a des limites à sa stratégie néo-mercantiliste », nuance Andreas Krieg.

La Turquie est un autre rival duquel Abou Dhabi est en train de se rapprocher, dans une perspective pragmatique de la part des deux pays, alors qu’ils continuent d’alimenter des conflits régionaux, comme la Syrie ou la Libye, dans lesquels ils s’affrontent indirectement. Des signes de fatigue sont néanmoins apparus sur le théâtre libyen, où Abou Dhabi soutient le maréchal Khalifa Haftar contre le gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale et appuyé par Ankara. Les deux pays ont ainsi contribué récemment à la formation d’un gouvernement d’accord national en vue de préparer la tenue de l’élection présidentielle prévue le 24 décembre. Une désescalade favorisée par l’isolement de la Turquie sur la scène internationale et la crise économique que traverse le pays, qui a permis d’ouvrir la voie à la visite inédite du prince héritier Mohammad ben Zayed au président turc Recep Tayyip Erdogan le 24 novembre dernier, près de dix ans après leur dernière rencontre. Reçu en grande pompe, le dirigeant émirati a promis 10 milliards de dollars d’investissements. Selon des observateurs émiratis, une amélioration des relations avec la Turquie pourrait conduire à des concessions de la part d’Ankara sur les dossiers syrien ou encore libyen, sachant que le président Erdogan se montre ouvertement enclin à améliorer de plus en plus ses relations avec Israël.

« Connecter les esprits, créer l’avenir. » Le slogan de l’exposition universelle 2020 qui se déroule en ce moment à Dubaï semble refléter, presque à lui seul, la volonté émiratie de se définir comme un interlocuteur incontournable pour assurer la stabilité de la région. Dans un contexte encore difficilement imaginable il y a quelques années, l’Iran, la Turquie, le...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut