Quelques jours après le lancement par le président français Emmanuel Macron d’une initiative franco-saoudienne visant à rétablir les relations entre Beyrouth et Riyad, après la récente brouille diplomatique due aux propos hostiles de Georges Cordahi sur le conflit du Yémen, le chef de l’État Michel Aoun s’est entretenu hier à Baabda avec l’ambassadrice de France Anne Grillo. Certes, la diplomate a informé le président de l’entretien que M. Macron a eu avec le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane (MBS), et réitéré l’engagement de Riyad à aider un Liban en plein effondrement. Mais elle a surtout défini les lignes rouges de Paris sur la scène locale.
Selon un communiqué publié hier par la présidence, Mme Grillo a affirmé au chef de l’État que « l’Arabie saoudite a exprimé son engagement à aider le Liban ». « La France a effectué le premier pas » pour parvenir à une telle initiative, a-t-elle ajouté, selon le document. « Le Liban doit, de son côté, effectuer ce qui lui a été demandé et prouver son honnêteté au niveau de son engagement à mettre en place des réformes, notamment structurelles, qui nécessitent des outils de travail sérieux pour faire face à la crise profonde qu’il traverse », a poursuivi l’ambassadrice. Lors de sa visite à Djeddah, en Arabie saoudite samedi dernier, le président français avait annoncé à l’issue d’une rencontre avec MBS une initiative en faveur du Liban, comprenant la création d’un « mécanisme de soutien humanitaire franco-saoudien » qui serait financé par l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe, en plus d’un engagement sur la restauration des relations entre Beyrouth et Riyad. Le rétablissement des relations est toutefois lié à certaines conditions, notamment « la nécessité de limiter la possession d’armes aux institutions légales de l’État », pouvait-on lire dans le communiqué conjoint franco-saoudien, dans ce qui vise clairement le Hezbollah. Mme Grillo a enfin noté que « la communauté internationale ainsi que la France accordent une importance à l’organisation des législatives, des municipales et de la présidentielle l’année prochaine, surtout qu’elles sont très attendues par les Libanais ».
Les constantes de Paris
À travers ces propos, Anne Grillo a clairement tracé ce que Paris considère être des lignes rouges à ne pas franchir. Perçue comme le parrain du long processus politique ayant mené à la mise en place du gouvernement de Nagib Mikati, la France voudrait voir le cabinet redynamisé en vue d’enclencher le processus de réformes économiques structurelles, condition sine qua non à toute aide financière au Liban de la part des pays donateurs.
Sauf que le cabinet Mikati est paralysé depuis le 12 octobre dernier. Les ministres relevant du tandem chiite Amal-Hezbollah ont depuis décidé de boycotter le Conseil des ministres jusqu’à ce que le gouvernement prenne des mesures à l’encontre du juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur la tragique double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Une affaire dans le cadre de laquelle plusieurs faucons du duo chiite et ses alliés sont poursuivis. Et c’est là que se trace la deuxième ligne rouge française : Paris s’oppose à tout troc qui écarterait Tarek Bitar de l’enquête, rapporte notre chroniqueur politique Mounir Rabih.
Une prise de position ferme qui intervient à l’heure où un package-deal politico-judiciaire serait en gestation dans les coulisses. Dans ses grandes lignes, cet accord stipule que le Courant patriotique libre, fondé par le chef de l’État et dirigé par son gendre Gebran Bassil, assurerait le quorum requis pour la tenue d’une séance parlementaire au cours de laquelle serait évoquée la possibilité de déférer les personnalités politiques poursuivies devant la Haute Cour chargée de juger les présidents et les ministres, comme le veut le duo chiite. En contrepartie, le recours en invalidation des amendements apportés à la loi électorale, présenté au Conseil constitutionnel par les députés aounistes, serait accepté, notamment pour ce qui est du vote des émigrés. Dans ce cas, les Libanais de la diaspora seraient autorisés à élire six députés (répartis à égalité entre les communautés, et à raison d’un par continent), comme le souhaite le chef du CPL, au lieu de voter pour les 128 sièges de la métropole. Ce recours a suscité des craintes quant à la tenue des législatives, auxquelles la France tient, comme l’a clairement indiqué Anne Grillo à Michel Aoun. Elle définissait ainsi la troisième ligne rouge française face à Beyrouth.
L’appel Aoun-Macron
La réunion entre le chef de l’État et l’ambassadrice de France intervient à l’heure où des informations contradictoires circulent dans la presse autour d’une conversation téléphonique entre le président libanais et son homologue français. Dans une déclaration prononcée samedi dernier, M. Macron avait annoncé qu’il appellera M. Aoun le lendemain, soit dimanche, pour le tenir informé des discussions qu’il a eues avec MBS à Djeddah et de la teneur de son entretien téléphonique avec Nagib Mikati, auquel s’était brièvement joint MBS. Mais une source proche de la présidence confiait hier à L’Orient-Le Jour qu’aucun entretien téléphonique n’a eu lieu jusque-là entre Michel Aoun et Emmanuel Macron. « La réunion entre M. Aoun et Mme Grillo a préparé le climat propice à une conversation téléphonique », affirme cette source. Sauf que selon des informations rapportées par Mounir Rabih, la conversation téléphonique a bel et bien eu lieu dimanche soir. Le locataire de l’Élysée aurait informé son interlocuteur que Riyad était disposé à venir en aide au Liban, à condition de respecter certains engagements.
Alors Maman France a bien montré son autorité?
15 h 58, le 10 décembre 2021