Ils sont jeunes ou moins jeunes, diplômés, actifs au sein de la société. Ils ont fondé une famille au Liban ou s’apprêtent à le faire. Aujourd’hui, ils pourraient être tentés par l’appel du large, s’installer à l’étranger, recommencer à zéro. Ils sont engloutis comme tout le monde dans le maelstrom libanais. Ils sont perclus d’angoisses. Pétris de contradictions. Ils ont parfois le sésame, cet autre passeport qui leur faciliterait la vie. Pourtant, un je ne sais quoi les retient de franchir le pas. Le point commun entre Carole, Jad, Zaher, Stéphanie* et Élie ? Ils ont le Liban dans la peau. « Même si nous ne nous considérons pas comme des gens patriotiques, nous n’avons pas envie d’abandonner comme ça le Liban », lance d’emblée Carole, 32 ans. « Le Liban, c’est l’histoire de ma vie. Je suis quelqu’un de très fidèle », abonde Stéphanie, 59 ans. Leurs mots sont doux, mais le constat est dur. Ce pays ne leur offre (presque) plus rien, mais ils continuent de lui trouver des qualités.
Carole et Jad Karaa sont rentrés au Liban en 2017 chacun de son côté, après 10 ans pour elle et 5 ans pour lui passés en Europe. Après avoir obtenu deux masters, en pharmacologie et en physiopathologie, et un doctorat en biologie cellulaire et moléculaire, la jeune femme aurait pu rester en France et se tailler une carrière à sa mesure. Jad, ingénieur électrique et informatique, a, lui, choisi la Grèce pour démarrer la sienne. Lorsqu’ils se rencontrent en 2017 à Noël au Liban, c’est le coup de foudre, et leurs plans d’avenir basculent. Ils ressentent alors le même décalage envers leur famille et la société, mais choisissent de rester au Liban en planifiant leur avenir ensemble. Lorsque le soulèvement d’octobre 2019 éclate, Carole croit alors dur comme fer que le pays qu’elle aime s’apprête à entamer sa mue. Elle a en horreur les travers du communautarisme, elle qui s’est totalement imbibée de la laïcité à la française. Jad, lui, oscille entre pragmatisme et défaitisme. Il estime que la tenue des élections législatives, prévues au printemps 2022, peut faire avancer les choses, tout en pensant que le sort du Liban est entre les mains d’acteurs étrangers. Il n’ignore rien de ce système libanais rongé jusqu’à la moelle, son père en a fait les frais. « Mon père avait un très bon poste au sein de l’État, mais il a tout perdu parce qu’il croyait que la loi serait un jour plus forte que tout », dit-il, amer.
À 31 ans, Jad n’a jamais voté. « Je viens d’une région chiite, de Baalbeck », appuie-t-il. « Je vais devoir débourser plus de 500 000 livres libanaises, à cause du prix de l’essence, pour aller au bureau de vote. Vous comprenez comment les partis traditionnels vont ramasser des bulletins cette fois-ci ? Ils vont acheter les gens, et bien plus que lors du dernier scrutin, en 2018. » Carole, elle, se montre déterminée à participer au changement, aussi minime soit-il, en votant pour les partis issus de la société civile.
Au niveau professionnel, les deux trentenaires ont pu s’assurer une certaine stabilité. Carole a rejoint, en mars 2020, une multinationale pharmaceutique, et Jad travaille dans une grande compagnie libanaise de distribution. Des emplois qui leur permettent d’assurer une bonne partie de leurs revenus en dollars frais. « Nous avons de la chance par rapport à d’autres, ça c’est certain », lancent-ils. Dans leur maison louée sur les hauteurs de Bickfaya, le couple dit ne pas souffrir des pénuries de courant. Mais ils ne mènent pas grand train pour autant, ne sortent presque plus, ne dépensent pas leur argent dans des futilités. Ils apprécient le fait de pouvoir s’évader en montagne ou à la mer, et surtout d’être proches de leurs familles respectives.
« La France a payé pour mes études »
« C’est frustrant de se dire que l’argent que nous avions mis de côté nous a été pris », dit Jad en référence notamment aux restrictions bancaires mises en place, dès le début de la crise il y a deux ans, par les banques qui entravent l’accès à leurs comptes par les déposants. « Nous vivons mieux que la majorité de la population et nous économisons pour avoir de quoi repartir à l’étranger si la situation venait à se gâter », poursuit le jeune homme. « Je me suis souvent dit que ce pays ne m’a rien donné, alors pourquoi me fatiguer pour lui ? La France, elle, a payé pour mes études, renchérit Carole qui a obtenu la nationalité française. C’est terrible, mais c’est la France mon repère, pas le Liban. Aujourd’hui, nous nageons entre deux eaux. » Puis elle ajoute : « Parce que naître libanais, ça ressemble tout de même à une malédiction. » Dans cette maison trop grande pour eux, le jeune couple espère avoir des enfants. Les pénuries qui ponctuent la crise, l’effondrement du système éducatif et l’insécurité pèsent lourdement dans la balance. Mais, « à l’étranger, le sens de la famille fait défaut, alors qu’ici nous sommes beaucoup plus soudés. J’aimerais que nos enfants vivent cela », dit encore Carole.
Zaher Abdo, un Tripolitain de 38 ans, n’est pas loin d’avoir touché le fond. « Pourtant, émotionnellement, il y a quelque chose qui me retient dans ce pays, qui me pousse à y croire, à persévérer. C’est quelque chose qui ne s’explique pas », dit-il. Établi dans la ville la plus pauvre du Liban, Zaher Abdo est professeur de mathématiques dans une école publique. Il faisait partie de cette classe moyenne qui a dégringolé au rythme de la dépréciation brutale de la monnaie nationale. Son salaire en livres libanaises ne lui permet pas de couvrir les frais basiques. C’est à contrecœur qu’il a dû retirer son aîné de six ans de son école privée pour le transférer vers un établissement public proche de la maison. Sa fillette de quatre ans, elle, va encore dans une crèche privée, qu’il parvient à payer grâce aux 250 dollars que lui envoie, chaque mois, son frère établi au Canada. Sa femme, diplômée en littérature française, fait quelques traductions de temps à autres, mais qui ne lui rapportent pas plus de 50 dollars par mois. « Nous n’allons plus dans les magasins, sinon c’est l’angoisse, nous y laisserions le peu d’argent qui nous reste. Nous n’allons plus au restaurant non plus et nous ne voyageons pas, évidemment », raconte-t-il. Zaher accumule les privations, les frustrations, tout en restant, malgré tout, quelque peu optimiste. Il n’a pas touché à ses économies en dollars accumulées en 10 ans de carrière et placées en banque, en espérant en revoir la couleur « un jour, quand tout ira mieux ». Il n’a pas assez de mots pour décrire l’amour qu’il porte à son pays. À sa ville d’abord, celle qui avait été baptisée, à l’automne 2019, la « fiancée de la révolution ».
En octobre 2019, il avait emmené sa femme et son fils dans les rues noires de manifestants de sa ville, et avait même ouvert une tente où il donnait des cours de maths gratuitement à des jeunes. Ses espoirs, que tant ont partagés, ont été rapidement douchés. Depuis que le pays part à vau-l’eau, il voit défiler les annonces pour des postes de professeur dans le Golfe ou en Turquie, mais n’arrive pas à sauter le pas et à envoyer son CV. Il sait qu’il met les siens en danger à cause de cette violence qui croît à travers tout le pays. À l’étranger, il aurait au moins un certain confort de vie, une sécurité... « Je voterai pour l’opposition aux prochaines législatives, quelle qu’elle soit. Parce que je crois en ce pays. Il n’y a qu’une guerre civile qui pourrait m’en déboulonner », assure-t-il.
« Lâcher la proie pour l’ombre »
Les trois fils de Stéphanie* ont quitté le Liban pour la France au fil des ans. En janvier 2020, alors qu’il devenait clair que la crise était là pour durer, l’aîné a quitté son emploi pour rejoindre ses frères. Les parents, eux, n’ont pas songé à les rejoindre, malgré un passeport européen. « Je n’en ai ni l’envie ni le courage », lâche Stéphanie. De son groupe d’amis, beaucoup, parmi les plus jeunes, ont pourtant sauté le pas. « C’est irrationnel, personne ne comprend pourquoi je suis tellement attachée au Liban alors qu’il ne nous le rend pas », dit-elle.
Lorsque la guerre civile a éclaté, la famille de Stéphanie a décidé de fuir vers la France. Cette dernière, elle, a fait des pieds et des mains pour revenir au Liban et s’engager à la Croix-Rouge, malgré l’opposition de ses parents. C’est qu’à la Croix-Rouge se trouve Pierre*, son amoureux. Elle n’a que 18 ans lorsque, en pleine formation de secourisme, elle est appelée en renfort suite aux attentats de Beyrouth contre la base du contingent américain à l’aéroport. « C’était la première fois que je voyais non pas un mort, mais des centaines. Il faut dire que ça m’a un peu endurcie », raconte-t-elle. Stéphanie et Pierre auraient pu partir pour le Canada en 1989. Les papiers étaient prêts, mais ils ont préféré faire leur nid au Liban. « Nous vivions sur un nuage, ce n’est qu’après que nous avons réalisé que nous n’avions pas vu cette situation arriver. Et là, du jour au lendemain, tout s’est écroulé », raconte-t-elle.
Alors que près de 75 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté au Liban, Stéphanie est consciente de faire partie de ces privilégiés qui ne subissent pas, ou peu, les pénuries. Pourtant, rien ne lui est jamais arrivé tout cuit dans le bec. Sa réussite, elle la doit à son engagement, montant un à un les échelons au sein d’un grand groupe pharmaceutique, dont elle est aujourd’hui la directrice financière. Ses employés sont payés en trois monnaies : en livres libanaises, en lollars et en dollars frais. La direction se bat pour assurer le minimum vital aux équipes, notamment au niveau du carburant dont les prix ont explosé, des assurances médicales ou des scolarités. Dans ce pays en crise, Stéphanie se sent investie d’une mission, responsable en quelque sorte au sein d’une entreprise qu’elle considère comme une seconde famille. Son mari, Pierre, a quitté son poste dans le secteur bancaire pour devenir consultant. Pour assurer leurs arrières, il songe à lancer des projets à l’étranger. Mais Stéphanie ne lâcherait pour rien au monde la proie pour l’ombre. Et certainement pas pour redémarrer à zéro en Europe, « surtout à notre âge », dit-elle. « Je l’aime, ce pays plein de défauts », dit-elle. Mais qu’aime-t-elle ? Les réunions de famille, la douceur de vivre, son travail. Les soirées entre copains aussi en dehors de la turpitude de la ville, même si les discussions ne tournent aujourd’hui plus qu’autour du prix de l’électricité ou de la chute de la livre. « Je ne quitterai le pays que si je perds mon travail ou si je n’ai plus les moyens d’aller voir les enfants en France. »
« Une offre d’emploi dans le Golfe… »
Élie Barouki marche à vive allure dans les couloirs du centre médical Bellevue (BMC). « On m’appelle “positive vibes” », dit-il. « Ça me déprime qu’on ne parle que des gens qui partent », lance ce chirurgien général de 36 ans, spécialisé en chirurgie laparoscopique et bariatrique. Selon des estimations datant de septembre dernier, plus de 40 % des médecins libanais ont d’ores et déjà quitté le pays. « Nous avons été formés dans les meilleurs hôpitaux au monde pour ramener notre expertise ici. Nous ne pouvons pas partir aujourd’hui ! fustige-t-il. En fait, ce sont les gens qui partent qui vous entraînent. Ils disent que nous perdons notre temps ici. » Lorsqu’il revient au Liban en 2017, comme 90 % de sa promotion, après avoir terminé son résidanat en France, le jeune médecin se lance dans une carrière toute tracée. « Je suis revenu pour des raisons familiales. J’adorais ma vie à Paris », dit-il.
En 2018, il intègre le BMC et commence à se constituer une patientèle. Mais pendant de longs mois, il doit compter sur les ressources financières de sa famille. Lorsque la révolution éclate, suivie par la crise du secteur bancaire et la pandémie de Covid-19, Élie Barouki n’a plus accès à l’argent placé en banque, peine à trouver des patients et se voit contraint de travailler dans les assurances « pour subsister ». Le soir des explosions du port de Beyrouth, le 4 août 2020, il est mobilisé aux urgences de Bellevue et découvre des scènes d’horreur. « Les images de vidéos sur Sabra et Chatila (massacre de septembre 1982 contre les Palestiniens perpétré par les milices chrétiennes) me revenaient en tête. Il y avait du sang partout, mais j’essayais de détendre l’atmosphère en faisant des blagues aux survivants », raconte-t-il. La chemise à rayures blanches et vertes qu’il portait ce jour-là est restée dans le placard pendant plus d’un an. La tentation de repartir en France ou d’accepter une offre d’emploi alléchante dans le Golfe est là. Mais le Dr Barouki choisit de « résister » en dédiant son temps aux autres, comme à l’hôpital de la Quarantaine, au centre médical de l'ordre de Malte et au dispensaire municipal de Wadi Chahrour, son village natal. « Les patients là-bas sont pleins de gratitude, pas comme les parvenus », raconte le Dr Barouki.
Le don de soi, cet ancien de l’école de Jamhour connaît, puisqu’il a fait partie dans sa jeunesse d’un groupe de missionnaires catholiques venant en aide aux plus défavorisés. Entre les pénuries et l’effondrement du système de santé, les conditions de travail sont devenues difficiles. Faute de moyens, lui, comme d’autres, doivent opérer des patients par voie ouverte, puisque certains procédés chirurgicaux comme la cœlioscopie sont trop onéreux. Ce pays n’étant pas à une contradiction près, le jeune médecin a récemment lancé un centre pour la perte de poids en introduisant une technique novatrice et non invasive que seule une certaine clientèle est prête à payer en dollars frais.
Un jour, dans une station-essence lors de la crise du carburant, Élie s’est vu remettre une amende par un policier parce qu’il s’offusquait de ce que ce dernier hurlait sur des médecins âgés venus faire le plein alors qu’ils étaient prioritaires. Une scène comme beaucoup d’autres dans un pays sur les nerfs. « C’est vrai que nous sommes piétinés au Liban, mais en même temps, c’est beau de travailler dans ce pays. Il y a une certaine estime pour la profession malgré tout, alors qu’à l’étranger, nous ne sommes que des numéros », estime Élie.
*Le prénom a été modifié à la demande des interlocuteurs.
Apres 45 ans de soufffance et de sacrifices. Ceux qui ne quittent pas sont les opresseurs et ou les receveurs de dollars
02 h 04, le 08 décembre 2021