C’est probablement l’une des rares fois où un compromis dit « à la libanaise » suscite une telle levée de boucliers donnant l’effet contraire des objectifs attendus. Le « troc » auquel le patriarche maronite, Béchara Raï, a consenti mardi, pour trouver une issue à la crise provoquée par la convocation du chef des Forces libanaises Sami Geagea devant la justice, sur fond des incidents tragiques de Tayouné, a suscité une pluie de critiques, principalement au sein de la communauté chrétienne.
La formule consistant à trouver de manière concomitante et reliée une solution aussi bien à l’impasse dans laquelle se trouve l’enquête du port, que les partis chiites Amal et le Hezbollah s’affairent à torpiller, et l’investigation relative aux affrontements entre chrétiens et chiites au carrefour de Tayouné-Chiyah-Aïn el-Remmané, ne plaît pas. D’abord aux familles des victimes qui persistent et signent dans leur refus total de voir le dossier arraché des mains du juge d’instruction Tarek Bitar près la Cour de justice, et qui pour eux a fait preuve à ce jour de fermeté et d’intégrité dans cette affaire aux ramifications éminemment politiques.
Elle ne plaît pas non plus à de nombreux chrétiens. Ils y voient une sorte d’abdication devant le tandem chiite qui cherche à farouchement défendre ses proches mis en cause dans l’affaire de l’explosion du port.
Le compromis concocté dans les coulisses se présente de cette manière : le dossier de la responsabilité des ministres serait confié à la Haute Cour de justice. Ce qui pratiquement signifie l’enterrement du volet politique de l’enquête. Une idée dont la paternité revient au président du Parlement, Nabih Berry, mais que le chef de l’Église maronite a fini par avaliser. En contrepartie, le prélat a proposé que les personnes accusées d’avoir participé aux combats de Tayouné soient livrées à la justice afin de calmer le jeu et de laisser les chefs de partis en dehors de tout cela. Ce qui revient à dire que Samir Geagea devrait être épargné.
Comble de l’ironie, cette initiative prise de manière visiblement unilatérale n’est pas pour plaire au chef des FL, encore moins à sa base qui n’avait vraisemblablement pas besoin du patriarche pour sa défense. Dans les milieux proches du parti chrétien, on dit ne pas comprendre pourquoi le prélat a tendu la perche au tandem chiite alors que les FL étaient gagnants sur toute la ligne.
Officiellement, les FL s’en tiennent à leur position initiale : « Nous sommes opposés à toute tentative consistant à retirer l’enquête des mains de Tarek Bitar. Nous l’avons dit et redit : Les deux enquêtes de Tayouné et du port sont complètement séparées et chacune doit prendre son cours normal à condition qu’il n’y ait aucune instrumentalisation de part et d’autre », confie un cadre du parti.
Une position qu’a relayée le chef de l’État, Michel Aoun, qui, après avoir avalisé au départ la proposition du prélat maronite sous condition d’en connaître les modalités, a fini par y renoncer ayant deviné son caractère impopulaire et ses répercussions dans la rue. C’est le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui l’a aussitôt exprimé dans un tweet mercredi : « Nous refusons de camoufler la vérité de la plus grande explosion dont le Liban et le monde ont été témoins pour innocenter un criminel. »
Le marché conclu entre Mgr Raï et Nabih Berry peut cependant paraître a priori acceptable aux yeux de tous ceux qui mettent dans la balance la paix civile, le retour à une certaine normalité dont la reprise du travail de l’exécutif, paralysé depuis les incidents de Tayouné qui ont achevé de bloquer la machine.
C’est d’ailleurs cet argument que l’on entend dans les milieux qui prennent la défense du patriarche qui, dit-on, est soucieux d’épargner au pays des catastrophes supplémentaires, dont le chaos et le risque d’une guerre civile.
« Si le patriarche a agi de la sorte, c’est tout simplement pour des considérations sociales, principalement afin que le gouvernement reprenne ses activités et trouve des solutions à une situation des plus critiques », explique une source ecclésiastique. Une justification répercutée timidement toutefois dans la rue.
« Il fait ça pour rendre justice et assurer la paix civile. Il a tout simplement trouvé une solution à la division que suscite le travail du juge Bitar », témoigne Céline, 51 ans, maronite qui vit à Jamhour.
Si l’intention du patriarche est compréhensible à certains égards, elle provoque l’indignation chez de nombreux cadres de partis qui y voit un « faux pas » dangereux qui risque de constituer un précédent. L’argument avancé est le fait qu’une personnalité du rang du chef de l’Église est censée rester au-dessus de la mêlée et se contenter d’exprimer les fondamentaux de la politique et ne pas s’immiscer de cette manière dans les questions judiciaires et conclure des trocs.
« Il faut savoir que l’affaire du port est devenue une question globale portée par l’opinion publique libanaise dans son ensemble, et chrétienne en particulier. Comment le représentant de l’Église peut-il se substituer à l’opinion pour concocter un accord quelconque sous la table ? » s’emporte un conseiller politique qui a requis l’anonymat. Ce qui l’irrite le plus, c’est que ce n’était même pas l’idée du patriarche, mais celle du chef du législatif qui « l’a dupé ». Toutes les informations concordent : les rendez-vous du prélat maronite avec les responsables avaient été pris bien avant que n’éclate le tollé de la convocation du chef des FL.
Même au sein de l’Église maronite, certains évêques confient à voix basse ne pas comprendre pourquoi Béchara Raï a agi de la sorte.
À Aïn el-Remmané, des chrétiens l’accusent même d’être un « pion ». « Amal et le Hezbollah sont les plus armés dans le pays. Peut-être que la faiblesse du patriarche est directement en lien avec le rapport de forces sur le terrain », constate Félix, un maronite de 41 ans, devant son immeuble criblé de balles situé sur l’ex-ligne de démarcation.
Bien que le président de la Chambre ait pris soin de vêtir ce « troc » d’une couverture constitutionnelle – selon lui, les anciens ministres en cause doivent être jugés par la Haute Cour prévue par la Loi fondamentale et non par Tarek Bitar – il n’en reste pas moins que l’accord conclu avec le patriarche reste, aux yeux de nombreux observateurs, une ingérence dangereuse dans le travail judiciaire et un coup porté à la séparation des pouvoirs. « La justice est le dernier rempart de ce pays. Il ne faut surtout pas que le patriarche en soit le fossoyeur », met en garde le conseiller cité plus haut.
Les premiers concernés, les familles des victimes de l’explosion au port du 4 août 2020 ont d’ailleurs rejeté cette proposition dès son annonce. Dans un communiqué, les parents des 220 victimes et plus de 3 000 blessés ont insisté pour que « toutes les personnes poursuivies sans exception se présentent devant la Cour de justice ». Elles ont dénoncé de « nouveaux compromis qui placent le sang des victimes et des martyrs sur la table des négociations et des marchandages ».
Une position qui répercute d’ailleurs l’avis de nombreux chrétiens qui considèrent comme une « insulte » le fait de placer les deux enquêtes sur un même pied d’égalité. L’ampleur de l’explosion au port, les circonstances de la double déflagration et les responsabilités en jeu ne sont en aucun cas comparables avec les incidents survenus à Tayouné dans le cadre d’une manifestation qui visait d’ailleurs à empêcher que justice soit rendue dans l’affaire du port.
commentaires (18)
Le patriarche se court-circuite très souvent ou je me trompe ? Parfois, il est percutant et souvent ambigu donc prière monseigneur : Ne soyez plus tiède car cela nuit nos intérêts et avantage les traîtres mafieux.
Wow
12 h 21, le 29 octobre 2021