La Constitution derrière laquelle se barricadent les députés et anciens ministres mis en cause dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020 protège encore mieux le président de la République Michel Aoun : pour les ministres, le texte constitutionnel (article 70) attribue la compétence de la Haute Cour uniquement dans les cas de haute trahison et de manquement aux devoirs de leurs charges, alors que pour le président, il l’étend aux délits et crimes de droit commun que ce dernier pourrait commettre. De nombreux juristes notent par voie de conséquence que le président Aoun ne sera inquiété ni par le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar ni par la Haute Cour devant laquelle il ne peut être mis en accusation que par le Parlement, à la majorité des deux tiers des députés. Un quorum difficile à atteindre au vu du croisement d’intérêts entre les différentes forces politiques de la caste au pouvoir. Si l’on ajoute à cela la question des immunités que fait prévaloir actuellement la Chambre dans cette affaire, on arrive à la conclusion que certaines lois censées protéger contre d’éventuels abus représentent finalement autant de boucliers renforçant l’impunité dans un système où l’application des lois est finalement fonction des intérêts des uns et des autres. Un système où les représentants des différentes institutions se coalisent pour étouffer dans l’œuf toutes les démarches de juges intègres et courageux qui tentent de rendre justice à des milliers de Libanais atteints dans leur chair et leurs biens à cause de la corruption et l’inconscience criminelle de leurs dirigeants.
Trois jours seulement après le cataclysme, le chef de l’État avait reconnu devant certains médias audiovisuels avoir été informé le 20 juillet 2020 du stockage du nitrate d’ammonium à l’origine de la catastrophe. Son aveu public aurait pu suffire pour justifier son audition, l’aveu étant une déclaration par laquelle une personne tient pour vrai un fait qui peut nécessiter une telle démarche judiciaire. À plus forte raison, lorsque le fait en question a pu favoriser une catastrophe épouvantable.
Lors de cette audition, M. Aoun aurait pu se défendre en affirmant, comme il l’avait fait devant les journalistes, qu’aussitôt après avoir été alerté, il avait demandé au secrétaire général du Conseil supérieur de la défense de « faire le nécessaire », sachant que dans l’ordre hiérarchique, il ne pouvait intervenir directement pour ordonner que les composés chimiques soient évacués du port. Mais sachant aussi qu’il avait la possibilité de suivre cette affaire jusqu’à ce que tout danger soit écarté, l’enjeu ayant été d’une grande gravité.
Sauf que pour être interrogé en tant que mis en cause, il faut d’abord que le président Aoun soit l’objet d’une procédure judiciaire devant la Haute Cour, une solution qui n’est pas envisagée par le Parlement et qui ne le sera pas, insistent les juristes précités, jugeant que le chef de l’État restera hors de portée de l’enquête.
Pas d’excès de zèle
À la fin de juillet dernier, près d’une semaine avant la première commémoration de la tragédie, le chef de l’État a bien affirmé qu’il était prêt à être entendu par le juge Tarek Bitar, mais il signifiait par là son audition en tant que témoin. « Le président Michel Aoun s’est dit entièrement disposé à témoigner si le juge le décidait en vertu de l’article 85 du code de procédure pénale (…) », avait indiqué un communiqué du palais de Baabda. Inséré dans la partie du code consacrée à l’audition des témoins, ce texte prévoit que lorsqu’une affaire exige l’audition du président de la République, le juge d’instruction peut se rendre auprès de lui, accompagné de son greffier, pour recueillir sa déposition. Tarek Bitar a-t-il accepté l’invitation ou l’a-t-il déclinée ? Le conseiller du président Aoun, l’ancien ministre Salim Jreissati, répond à L’Orient-Le Jour que « le juge d’instruction n’a pas demandé à entendre le chef de l’État », soulignant que « ce dernier, qui jouit d’une immunité absolue, avait toutefois voulu donner l’exemple en déclarant que si le juge avait besoin de l’auditionner, il serait prêt ». Une source judiciaire affirme à L’OLJ que le juge d’instruction est maître de ses décisions, soulignant que ce n’est pas parce que le président avait fait cette proposition qu’il devait pour autant se dépêcher de se rendre à Baabda. « Il avait le choix de l’entendre ou ne pas l’entendre », renchérit l’ancien président du Conseil d’État Chucri Sader. « Vu qu’il est constitutionnellement incompétent pour poursuivre le chef de l’État, le juge Bitar n’a peut-être pas voulu faire montre d’un excès de zèle et recueillir son témoignage, d’autant que celui-ci aurait peut-être révélé son implication », suppose-t-il. « N’ayant pas le pouvoir le cas échéant de se baser sur ses déclarations pour engager des poursuites contre lui, il se serait trouvé dans une situation où il aurait été amené à demander au Parlement de se saisir de l’affaire, ce qui lui aurait attiré les foudres de la majorité des députés », explique-t-il, rappelant que lorsque l’ancien juge d’instruction Fadi Sawan avait l’an dernier demandé à la Chambre d’évaluer les actes des députés et anciens ministres Nouhad Machnouk, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, tous trois mis en cause dans l’affaire, il s’était retrouvé face à une levée de boucliers parlementaire.
Selon M. Sader, Tarek Bitar a pu juger dans ces conditions qu’il devrait laisser la Chambre des députés assumer sa responsabilité en décidant ou non d’étudier une mise en accusation du chef de l’État.
« Un autre cas de figure aurait été que le juge d’instruction auditionne le président de la République pour se renseigner sur une implication potentielle d’autres responsables et faire ainsi la lumière sur des éléments qui entreraient dans sa compétence », note l’ancien président du Conseil d’État, estimant toutefois qu’« il n’a probablement pas voulu ouvrir la boîte de Pandore par ce moyen ».
Responsabilité politique
Concrètement, il y a donc une impossibilité de voir Michel Aoun rendre des comptes, vu qu’il est couvert par la Constitution, mais aussi par le croisement d’intérêts des différentes composantes de la caste au pouvoir, comme l’ont montré la suite des événements et la circonspection d’une magistrature soumise, d’une part, à de fortes pressions politiques et dans l’impossibilité, d’autre part, de compter sur sa propre hiérarchie pour faire imposer son droit à faire valoir sa conviction intime en même temps que l’appréciation des preuves en sa possession. On sait que le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Khoury, avait par exemple entériné la décision de l’ancien ministre de l’Intérieur Mohammad Fahmi de refuser l’autorisation au juge Bitar de poursuivre le directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim. M. Khoury fait d’ailleurs depuis le 1er septembre l’objet d’un recours pour suspicion légitime porté devant la Cour de cassation par l’ordre des avocats de Beyrouth, qui représente la majorité des proches des victimes. Il est en effet pointé du doigt par ces derniers, qui considèrent qu’il ne remplit pas son rôle de représentant de la communauté.
Pour en revenir au président Aoun, il avait affiché sa disposition à être entendu par Tarek Bitar en tant que témoin, à peine quelques jours après que l’ancien chef du gouvernement Saad Hariri a réclamé la suspension de toutes les immunités, à commencer par le régime dérogatoire dont bénéficie le chef de l’État. L’ancien Premier ministre avait brandi cette demande en juillet dernier, après s’être récusé de sa mission de former un nouveau gouvernement. Une démarche interprétée à l’époque comme une volonté de règlement de comptes avec M. Aoun, suite au bras de fer qui avait duré neuf mois entre eux autour de la formation d’un gouvernement et que M. Hariri avait finalement perdu. Dans sa démarche, M. Hariri réagissait en outre en solidarité avec son coreligionnaire (sunnite) Hassane Diab, alors chef du gouvernement sortant, mis en cause dans le dossier et qui avait pris connaissance du stockage du nitrate d’ammonium quelques semaines avant M. Aoun.
Joint par L’Orient-Le Jour, le vice-président du courant du Futur, Moustapha Allouche, affirme que son groupe parlementaire avait ensuite fait une tournée auprès des membres d’autres groupes pour sonder leur opinion sur la nécessité d’amender la Constitution en vue de faire tomber provisoirement les immunités et soumettre tout responsable au régime de droit commun pour les besoins de l’enquête menée, mais que cette suggestion n’avait pas recueilli l’effet recherché. « Il n’y a pas un large front qui serait susceptible de remédier à la situation actuelle », déplore M. Allouche, soulignant que « même ceux qui aimeraient voir suspendre l’immunité du président Aoun avaient montré leur réticence à voter pour une proposition de loi en ce sens ». Et d’expliciter : « Les Forces libanaises ne se sont pas engagées dans notre voie, pour éviter probablement que le Courant patriotique libre ne les accuse de vouloir porter atteinte au poste du président de la République, qui revient aux chrétiens. Quant au mouvement Amal de Nabih Berry, même s’il n’est pas en bons termes avec le chef de l’État, il n’a pas pour autant adopté notre initiative, vraisemblablement pour ne pas avoir à confronter le Hezbollah, lequel y est certes opposé. »
Complicité ?
M. Allouche insiste sur la responsabilité politique du chef de l’État et plaide pour une reddition des comptes que M. Aoun effectuerait devant les Libanais dont nombreux ont subi les dommages de la catastrophe. « Se trouvant à la tête de l’État, le président de la République est responsable de la protection du peuple » , martèle-t-il, soulignant qu’« il doit rendre compte de tout manquement de sa part ayant favorisé la survenue de la catastrophe » .
L’ancien député Salah Honein affirme dans le même ordre d’idées qu’« on ne peut pas ne pas être responsable lorsqu’on est à la tête de l’État, commandant en chef des forces armées et des services de renseignements qui leur sont affiliés, et qu’on avait été prévenu du danger deux semaines avant la tragédie ». Une interprétation des faits qui peut aussi être celle de la justice, qui ne s’y hasarde pourtant pas. Moustapha Allouche va encore plus loin. « On se trouve à la limite de la haute trahison, d’autant que le comportement du président Aoun traduit probablement une complicité avec une partie armée », suggère-t-il, en allusion au Hezbollah, que d’aucuns pointent du doigt comme ayant importé le nitrate d’ammonium. Critiquant également le président pour « n’avoir pas assuré le suivi avec le Conseil supérieur de la défense (dont il est le chef) après qu’il lui a donné ordre de faire le nécessaire », M. Allouche lui reproche de « se réunir régulièrement avec cet organisme comme si rien ne s’était passé, plutôt que de demander à la justice de poursuivre les services concernés ».
Il n’en reste pas moins que le chef de l’État s’était dit mercredi attaché à la poursuite des investigations. « Il faut que l’enquête se poursuive pour que le coupable soit condamné et l’innocent innocenté », avait-il écrit sur son compte Twitter.
Audi : « Ceux qui se dérobent à l’enquête n’ont-ils pas honte ? »
Dans son homélie dominicale hier, le métropolite Élias Audi a stigmatisé les tentatives d’obstruction de la justice à travers « les efforts menés pour étouffer la vérité » dans l’affaire de la double explosion du 4 août 2020 et « intimider le juge ». « Est-il interdit aux Beyrouthins et, de manière générale, aux Libanais de savoir ce qu’il s’est passé ? N’est-il pas de notre devoir à tous, responsables et citoyens, d’aller à la quête de la vérité, de la réclamer et d’y parvenir? Ceux qui essaient de se dérober à l’enquête n’ont-ils pas honte ? Leur comportement n’est-il pas une condamnation ? S’ils prétendent préserver leur dignité, ne doivent-ils pas aussi sauvegarder celle des victimes et de leurs familles ? S’ils disent vouloir rejeter l’injustice et l’offense, comment peuvent-ils les tolérer pour tous ceux qui ont été meurtris dans leur chair et leurs biens ? » s’est interrogé Mgr Audi en soulignant que « tant que la justice n’est pas rendue et que le droit ne prévaut pas, il sera impossible d’édifier un État ». Il a enfin mis en garde contre la politique des deux poids, deux mesures dans l’enquête.
S'il n'est pas responsable donc IL est irresponsable.
15 h 55, le 06 octobre 2021