Une grotesque répétition. Sept mois après être venue à bout de Fadi Sawan, le juge initialement nommé pour mener l’enquête sur la double explosion du port de Beyrouth, la classe politique libanaise veut désormais la peau de son successeur, Tarek Bitar. Ce dernier a été dessaisi, pour l’instant à titre provisoire, de l’enquête lundi, suite à une plainte déposée devant la cour d’appel de Beyrouth par le député et ancien ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk. Ce dernier, mis en cause par le juge, réclame que l’instruction soit confiée à un autre magistrat. « La classe politique n’a pas intérêt à ce que la culture de redevabilité se répande au Liban. Qu’un des leurs soit jugé équivaut à la fin du régime d’impunité en place depuis 30 ans », commente un juriste, sous couvert d’anonymat. Au-delà du consensus qui unit la majorité des formations traditionnelles sur ce sujet, chacune fait ses propres calculs. Entre réflexes communautaires et règlements de comptes politiques, comment les partis ont-ils réagi depuis le début de l’enquête sur la double explosion du port de Beyrouth? Retour sur les tentatives d’ingérence et/ou de récupération politique.
Le leadership sunnite
Depuis que le prédécesseur de Tarek Bitar, Fadi Sawan, a inculpé l’ex-Premier ministre Hassane Diab, le 10 décembre 2020, l’establishment sunnite est vent debout contre l’enquête. Le « club des anciens Premiers ministres », composé de Saad Hariri, Fouad Siniora, Nagib Mikati et Tammam Salam, avait fustigé une attaque contre « la présidence du Conseil », donnant à l’affaire une lecture confessionnelle. Plus récemment, alors que le juge Bitar a émis un mandat d’amener contre M. Diab, les anciens Premiers ministres ont décrié « une initiative suspecte se recoupant avec des tentatives menées depuis des années pour neutraliser l’accord de Taëf et briser l’autorité de la présidence du Conseil ». Une allusion à peine voilée au président de la République Michel Aoun qui, en 1989, s’était opposé aux accords de Taëf, et dont le camp politique est accusé aujourd’hui d’avoir une rancœur confessionnelle contre ceux qui auraient privé les chrétiens de leurs droits. Les leaders sunnites sont soutenus dans leur démarche par le mufti de la République, Abdellatif Deriane, qui s’est indigné lors de son prêche vendredi 27 août de la décision prise par le juge, rappelant que s’en prendre au Premier ministre était un acte « répréhensible ». L’establishment sunnite estime qu’il n’y a pas de raison pour que les anciens présidents du Conseil soient dans le viseur de la justice et que le président de la République, qui était également au courant de la présence du nitrate d’ammonium, à l’origine de la déflagration, dans le port, puisse se réfugier derrière son immunité.
Saad Hariri avait proposé en juillet dernier la levée de l’immunité de tous les responsables politiques et administratifs, y compris le chef de l’État, afin que ceux-ci puissent être éventuellement jugés dans le cadre de l’enquête. Une façon pour cet ancien Premier ministre à la légitimé fragilisée d’embarrasser ses adversaires aounistes, tout en encourageant un repli confessionnel sunnite utile à l’approche des élections législatives.
« L’article 70 de la Constitution offre effectivement aux ministres et au président du Conseil une immunité, puisqu’en cas de manquement à leurs responsabilités constitutionnelles ou de haute trahison, ils doivent être jugés devant une Haute Cour composée de députés et de juges », explique Rizk Zgheib, juriste et enseignant à l’Université Saint-Joseph. Toutefois, cela ne s’applique pas aux délits couverts par le code pénal. « Selon une jurisprudence de la Cour de cassation datant de 2000, puis confirmée en 2003 et en 2004, si un ministre commet une infraction punie par le code pénal, il peut être jugé par une cour normale. C’est le cas pour l’explosion du port de Beyrouth. Ainsi, il n’y a pas vraiment besoin de loi spéciale pour lever les immunités », ajoute-t-il.
Hezbollah
Le Hezbollah est le parti qui est allé le plus loin dans sa volonté d’entraver l’enquête sur la double explosion du 4 août 2020. Au mois de janvier 2021, le secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, avait estimé dans l’un de ses discours que « l’enquête était désormais terminée », comme pour « encourager » le juge d’instruction à ne pas chercher plus loin. Dans un autre discours, prononcé début août, Hassan Nasrallah avait demandé au juge Bitar de fournir des preuves justifiant la convocation des responsables politiques pour les interroger, ignorant par là même le secret censé protéger l’enquête. Parmi les responsables dans le viseur de la justice, deux députés du mouvement Amal, principal allié politique du Hezb, et le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, réputé proche de la formation de Hassan Nasrallah.
Plus récemment, Wafic Safa, responsable du comité de coordination du parti, a menacé le juge Bitar en lui transmettant le message suivant : « Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner. » L’information, qui a été confirmée par une source judiciaire à L’OLJ, n’a jamais été démentie par le parti de Dieu. Pour ce dernier, l’enjeu est particulièrement sensible puisqu’il est accusé par une partie de l’opinion publique d’être à l’origine du stockage de plusieurs milliers de tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth. Dans ce contexte, les partisans du mouvement chiite alimentent actuellement une campagne sur les réseaux sociaux contre le juge en charge du dossier (#Il_Faut_Changer_Bitar, en arabe).
Amal
À la tête du Parlement depuis presque 30 ans, Nabih Berry veut se positionner dans cette affaire comme le garant des immunités parlementaires. Il s’est en effet opposé avec virulence à la demande formulée par le juge d’instruction pour une levée des immunités des députés inculpés. Mais le chef du mouvement Amal cherche avant tout à protéger les siens. Parmi les personnalités inculpées figurent les anciens ministres des Finances Ali Hassan Khalil et des Travaux publics Ghazi Zeaïter, issus des rangs de la formation chiite de M. Berry. « Quand le juge d’instruction inculpe des députés sur la question de la double explosion du port, il n’est pas en train d’empêcher le Parlement de légiférer ou d’exercer ses fonctions, ni d’essayer d’écarter un député pour des raisons politiques. Le prétexte de vouloir protéger le Parlement ne tient pas », commente un juriste sous le sceau de l’anonymat.
Nabih Berry a soutenu la proposition, qui a très peu de chances d’aboutir, de Saad Hariri de « lever toutes les immunités », pour faire pression sur le président de la République. À noter que Tarek Bitar a été dessaisi de l’enquête alors que les députés ne bénéficient pas, de façon temporaire, de leurs immunités parlementaires durant la période séparant le vote de confiance au gouvernement (qui a eu lieu le 20 septembre) de l’ouverture de la session ordinaire du Parlement (prévue le 19 octobre).
Courant patriotique libre
Michel Aoun a écarté dès le 7 août toute possibilité d’enquête internationale estimant « qu’elle pourrait diluer la vérité ». Mais depuis que les juges d’instruction Fadi Sawan puis Tarek Bitar ont été nommés, le courant aouniste les a soutenus à plusieurs reprises. L’enjeu est beaucoup moins sensible pour le Courant patriotique libre, fondé par le chef de l’État. Parmi les responsables visés par l’enquête, seul Tony Saliba, chef de la Sécurité de l’État, est réputé proche du président de la République. Suite à la suspension de l’enquête, Michel Aoun a plaidé pour qu’elle reprenne le plus vite possible, même si la justice « a commis quelques erreurs », selon lui. Le président s’est dit en juillet dernier prêt à être entendu dans le cadre de l’enquête, en dépit de son immunité. Dans cette affaire, le CPL doit cependant tenir compte de son plus proche allié, le Hezbollah.
Forces libanaises
De leur côté, les Forces libanaises se sont posées en soutien inconditionnel de Tarek Bitar. Le chef de fil des FL, Samir Geagea, avait qualifié sur son compte Twitter les décisions d’inculpation de « point de départ pour découvrir les circonstances de l’explosion du port de Beyrouth, arrêter les criminels et rendre justice aux victimes ». Fait surprenant, les FL, tout en étant des adversaires farouches du CPL, ne reprennent pas les accusations véhiculées par d’autres groupes politiques selon lesquelles le juge Bitar serait à la botte du camp aouniste. Ce positionnement représente un double avantage pour les FL. D’abord, il leur permet de rester en phase avec le mouvement de contestation, auquel Samir Geagea a tendu la main à plusieurs reprises. Ensuite, le leader chrétien ne peut pas se permettre d’entraver l’enquête, alors que la majorité des victimes sont issues de quartiers chrétiens dans lesquels les FL sont bien représentées.
QUI D,AUTRE ? LE PROPRIETAIRE ET UTILISATEUR BIEN CONNU ET CELUI QUI CRIE A HAUTE VOIX CONTRE BITAR. TRES SIMPLE.
00 h 45, le 05 octobre 2021