« Lorsque vous vendez votre voix à ces gens, vous êtes des criminels, c’est cette voix qui a fait exploser le port, c’est cette voix qui nous a conduits au marasme actuel », vocifère un homme suant à grosses gouttes au milieu de la foule amassée devant le Palais de justice de Beyrouth. C’est sous le signe de la révolte que les manifestants ont répondu à un appel au rassemblement afin d’afficher un appui déterminé à la poursuite de l’enquête sur les explosions du 4 août 2020 et pour dénoncer les manigances orchestrées par ceux qui tentent coûte que coûte de se soustraire aux poursuites lancées à leur encontre par le juge Tarek Bitar. Rassemblés sous une chaleur écrasante malgré le début de la saison automnale, les manifestants étaient composés de familles de victimes et de citoyens engagés, brandissant les portraits de leurs proches décédés pour les premiers et des slogans fustigeant les personnalités politiques incriminées pour les seconds. « Nous vous poursuivrons jusqu’à ce que justice soit rendue », « Que le régime du nitrate soit déchu », « Votre immunité est invalide », pouvait-on lire sur ces pancartes. Une foule aussi révoltée que désorganisée, avec des prises de parole individuelles devant les micros et les caméras sans podium ni leader.
Souhail, un ingénieur de 69 ans venu de Saïda, déambule avec une immense maquette qu’il a concoctée. On y voit un collage de photos de l’énorme champignon généré par l’explosion au port de Beyrouth. Au pied de l’image, trois poupées de prisonniers sur le point d’être guillotinés. « La solution ultime, c’est de couper les têtes de tous ces corrompus et on sera enfin en paix », lance-t-il avec véhémence. « Que personne ne dise “je suis innocent” ! Celui qui a participé, celui qui a vu ou su et même celui qui reste avec eux dans la même pièce, ou qui se tait, est un criminel et doit être puni à la hauteur de son crime », poursuit-il avec sa voix forte et indignée.
Soudain, des applaudissements. Un petit groupe de personnes sort glorieux du Palais de justice, acclamé par des manifestants. « Ils ont réussi à entrer et à dérouler une banderole avec les portraits de toutes les victimes sur laquelle est écrit : “Vous ne nous tuerez pas deux fois” », affirme Mirna, 41 ans, munie de sa pancarte avec un doigt d’honneur adressé à plusieurs politiciens dont les ex-ministres Youssef Fenianos et Nouhad Machnouk à l’origine de la plainte visant à dessaisir le juge Bitar de l’enquête. Cette attaque en justice a eu pour premier effet d’interrompre l’investigation le temps que la cour d’appel se prononce sur le sort du magistrat et de faire ainsi tomber à l’eau la série cruciale d’interrogatoires qui devait être menée cette semaine par Tarek Bitar avec des poids lourds du régime impliqués dans l’affaire.
« Je n’ai plus rien à perdre et je n’ai pas peur pour ma vie »
Parmi les familles des victimes, les humeurs diffèrent. Il y a celles qui crient leur indignation et leur colère, tandis que les autres se font plus discrètes. « Nous sommes à bout de nerfs. Et en fin de compte nous avons toujours Youssef Fenianos qui se pavane comme si nous étions des moustiques. Et Nouhad Machnouk que l’on voit partout dans des vidéos buvant avec des femmes. Comparaissez devant la justice ! », hurle Michel Merhej en tenant le portrait de Kaysar son frère, un agent des forces de sécurité tué au port. Mais quand on l’interroge sur le défunt, sa voix retombe tandis que son regard fixe le sol. « Il a deux petits garçons d’un et trois ans qui ne parlent que de lui. Son fils veut s’acheter une fusée pour aller voir son père. »
La famille de la petite Alexandra Naggear se tient un peu à l’écart de l’agitation. Les parents de l’enfant tuée à l’âge de trois ans ne sont pas présents. « Ils ont des obligations à l’étranger et ils sont très affectés comme vous pouvez l’imaginer », raconte Michel, le grand-père maternel, qui tient avec pudeur un portrait de sa petite-fille dessinée avec un cartable sur le dos. Michel veut rester confiant : « Si vous regardez l’histoire, les criminels finissent toujours par payer. Les Libanais sont cultivés, on ne pourra pas les berner tout le temps. »
Pierre, le grand-père paternel de celle qu’on surnommait affectueusement « Léxou », est beaucoup plus sombre. « Je n’ai plus aucun espoir mais on n’abandonnera pas. Je n’ai plus rien à perdre et je n’ai pas peur pour ma vie », affirme l’homme dont le regard n’affiche pas l’ombre d’un doute. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’absence d’une grande partie des proches des victimes, mais aussi sur celle des blessés et des sinistrés du 4 août qui ne sont quasiment jamais présents lors des rassemblements. Certains y voient le signe de la peur tandis que d’autres celui de l’épuisement. « Nous sommes des moutons qui se dirigent sans plus rien dire vers l’abattoir », se désole Maya Tawil, dermatologue qui fait partie des blouses blanches venues témoigner leur soutien.
"Il détournent l'attention des gens vers les besoins de base et l’essence. Ils savent ce qu’ils font. Ils veulent faire en sorte que le peuple libanais se fatigue et n’aie plus la force de nous soutenir" dénonce Rima, la sœur d'Amin el-Zahed, employé du port décédé, elle et sa mère vêtues entièrement de noir comme pour exprimer l'impossibilité de dépasser le deuil.
Politiser ou ne pas politiser ?
Si le rassemblement commence sans anicroche, des bousculades finissent par avoir lieu à l’entrée du ministère de la Justice au moment où l’avocat Rami Olleik, membre du collectif Mouttahidoun (proche du Courant patriotique libre), arrive sur place et tente de forcer l’entrée devant le cordon policier. Il est pris à partie par des manifestants qui s’opposent à sa présence sur les lieux.
« Terroriste, terroriste, le Hezbollah est terroriste ! » Les chants d’une partie des manifestants se font soudainement de plus en plus forts. Ils crient encore et en boucle : « Terroriste, terroriste, le Hezbollah est terroriste ! » Le juge Tarek Bitar a récemment fait l’objet de menaces de la part du parti de Dieu via Wafic Safa, le chef de l’appareil sécuritaire du mouvement chiite. Ces mises en garde, paroxysme de l’ingérence et des tentatives d’intimidation des partis dans cette affaire, ont ému l’opinion publique qui a redoublé son soutien à l’égard du magistrat qui fait la cible d’une campagne acharnée. Tandis que les chants fustigeant le parti de Dieu gonflent, Ibrahim Hoteit, le porte-parole du comité des familles des victimes, s’empare d’un mégaphone pour tempérer la foule. D’une voix calme, il demande aux manifestants de ne pas dévier vers la politique. « Ne tuez pas notre cause… »
Mais l’homme ne peut plus poursuivre, sa voix est entièrement recouverte par les cris des manifestants obstinés. « Terroriste, terroriste, le Hezbollah est terroriste ! » La scission se fait subitement au sein du rassemblement. En colère, Ibrahim Hoteit décide de déserter les lieux. « Tu te mens à toi-même », lui lancent certains alors qu’il s’extrait avec détermination de la foule. « Ils ont des slogans et des agendas politiques qui n’ont rien à voir avec les nôtres. En politisant cette cause, ils nous tuent nous aussi », affirme désemparé le porte-parole à L’OLJ avant de lancer un dernier appel aux proches des victimes pour se désolidariser de la manifestation et quitter les lieux. En quelques instants, ce qui ressemblait à un évènement solide et harmonieux, avec un signal fort envoyé aux membres du régime qui défient de façon éhontée la justice, finit par tourner au fiasco. De nombreuses familles décident de s’en aller et quelques manifestants restants commencent à s’insulter en fonction de leurs allégeances partisanes. Francis, un manifestant d’une trentaine d’années, ne comprend pas la réaction de Hoteit. « C’est évident que le problème est politique. Tout le monde a le droit de s’en prendre aux partis puisque ce sont eux qui sabotent l’enquête. Personne ne doit se sentir dérangé. »
commentaires (5)
Les armes de la terreur plus forts que le deuil et la colère...
LeRougeEtLeNoir
17 h 06, le 30 septembre 2021