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Lifestyle - Un peu plus

Et nous emporterons Feyrouz avec nous

Et nous emporterons Feyrouz avec nous

Feyrouz à Bercy le 16 octobre 1988. Photo d’archives L’OLJ

Nous sommes déjà partis. Physiquement et mentalement. La majorité d’entre nous a levé les voiles, quitté le navire. Physiquement et mentalement. Nous ne sommes plus là et c’est ce que vous avez voulu. Même s’il reste d’irréductibles combattants et activistes, au fond d’un grand nombre de Libanais, le départ est amorcé. À bord d’avions, dans nos projets d’avenir et celui de nos enfants et dans nos rêves. On a quitté le Liban, parce que vous nous avez dépouillé de lui. Mais le Liban ne nous quittera pas. Et vous n’y pourrez jamais rien.

Nous prendrons Feyrouz avec nous. Où que nous allions. Elle nous bercera de ses chansons et Hanna restera Sekran au-delà des nuits d’ivresse. Avec nous, elle va conquérir le monde comme elle l’a fait auparavant. Sa voix sortira des enceintes comme jadis des transistors. Elle sera l’ambassadrice d’un Liban qui pour l’instant n’existe plus. Elle, Sabah, Wadih el-Safi, Ziad Rahbani, Zaki Nassif... ils seront tous là, où que nous allions, et nous danserons la dabké dans les rues des villes où nous irons poser nos bagages.

Nous empoignerons les livres de Khalil Gebran et nous serons les prophètes de cette terre qui coule dans nos veines ; les livres de Salah Stétié, de Georges Schéhadé et de Jabbour Douaihy, de Nadia Tuéni et ceux de Samir Kassir. Et leurs mots accompagneront nos après-midi sur les bancs des jardins publics. Nous prendrons les films de Nadine Labaki, de Borhane Alaouié, Maroun Baghdadi, Randa Chahal Sabbagh et de Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige parce qu’on aura vu, comme Catherine Deneuve. Nous accrocherons sur nos murs des reproductions des toiles de Hussein Madi, de Paul Guiragossian, de Chafic Abboud et d’Huguette Caland. Et leurs couleurs raviveront nos souvenirs : l’orange des couchers de soleil, le rouge flamboyant des nuits d’antan. Et auprès de ces couleurs, trôneront des photos. Plein de photos. De nous petits, dans la vallée de Qadicha, assis sous les cèdres du Barouk, sur le bord des plages de Enfé, sur la pelouse du jardin de téta à Ajaltoun à l’ombre d’un figuier en fleurs, sur les cimes enneigées de Tannourine ou sur les escaliers du temple de Bacchus, au bar du Torino derrière son néon rouge. Et un peu plus bas, de vieilles cartes postales jaunies de la baie de Jounieh avec ses maisons aux tuiles rouges nous rappelleront qu’il fut un temps où le Liban était beau.

Nous emporterons dans nos valises du zaatar et les parfums de la man’ouché. L’odeur des graines de sésame grillées et l’huile des oliviers millénaires qui surplombent les montagnes du sud et du nord du Liban. Nous emporterons aussi ces olives noires et vertes à la douce amertume. Et quelques pignons de pin que nous ne pouvons plus nous offrir. Nous rangerons dans nos mounés de fortune des pots de miel de cèdre. Et nous en prendrons une cuillerée les matins d’hiver pour nous protéger de la grippe. Nous rangerons aux côtés de ce miel des boîtes de haléwé, du debs el-remmen, de l’eau de fleurs d’oranger et du sirop de roses, du jellab. Nous apprendrons à faire du hommos maison et de la labné dans un sac en tissu. Nous parcourrons les recettes des ragoûts de nos mamans et ferons goûter la mouloukhiyé et la kebbé bil sanniyeh de notre enfance. Nous mettrons au freezer des morceaux de halloum et des lahem baajine de Nabatiyé. Nous cueillerons les fleurs des jacarandas et les distillerons pour en garder les effluves qui embaumaient Beyrouth. Et nous prendrons Beyrouth avec nous puisqu’elle a été assassinée. En nous, elle sera mille et une fois revécue. Elle sera vivante et étincelante, loin de cette obscurité dans laquelle elle a été plongée.

Et malgré les velléités de nos dirigeants d’enterrer ce pays qui est et qui restera le nôtre, nous sèmerons des graines de nous où que nous allions, partout où nous irons. Des graines de ce pays qui est le mien, le tien, le nôtre. Ce Liban qui restera vivant, où que nous allions.

Chroniqueuse, Médéa Azouri anime depuis plus d’un an avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous les horizons. Tous les dimanches à 20h, heure de Beyrouth.

Épisode du 19 septembre 2021 avec Charles Hayek :

https://youtu.be/QWW4TZFQZzc

Nous sommes déjà partis. Physiquement et mentalement. La majorité d’entre nous a levé les voiles, quitté le navire. Physiquement et mentalement. Nous ne sommes plus là et c’est ce que vous avez voulu. Même s’il reste d’irréductibles combattants et activistes, au fond d’un grand nombre de Libanais, le départ est amorcé. À bord d’avions, dans nos projets d’avenir et celui...

commentaires (7)

Je préfère emporter les CD de Sabah qui est plus lumineuse et enjouée . Feyrouz me déprime au bout de cinq minutes,,,,

Wow

20 h 59, le 01 octobre 2021

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Commentaires (7)

  • Je préfère emporter les CD de Sabah qui est plus lumineuse et enjouée . Feyrouz me déprime au bout de cinq minutes,,,,

    Wow

    20 h 59, le 01 octobre 2021

  • On gardera Fayrouz, el Sabouha avec sa Alaa kbiré, Wadih et son lébnèn ya otiit samaaaa... Etc...mais on gardera aussi la lutte pour que le message qu'est cette Patrie traverse le temps malgré tout... Sardé est sûrement un signe et un élément de cette lutte! Les Patries subsistent malgré tout comme avaient subsister ces villes de la côte malgré les invasions fréquentes, dévastatrices et meurtrières... Min'iich marra...bass bi Charaf...

    Wlek Sanferlou

    17 h 30, le 01 octobre 2021

  • La dernière fois que j'ai quitté le Liban pour de bons. C'est le 9 juin 1984, à bord du fameux SunBoat vers Chypre, puis Jordanie et enfin de retour à Montréal. Le Liban ne nous quitte jamais ! Jamais il nous quittera ! Il est en nous, ancrer comme un Bateau qui se fait bercer par la mer ! Je suis avant tout Libanais, en second Canadien et en troisième Québecois! Mon Liban ne reviendra pas, j'ai quand même espoir que la nouvelle génération fera les bons choix pour le Liban uniquement !

    Marwan Takchi

    17 h 20, le 01 octobre 2021

  • Merci Médéa Tu exprimes tellement notre pensée et notre déchirement.... On culpabilise d'avoir laisser le Liban physiquement. ...

    Rémi Souhaid

    15 h 07, le 01 octobre 2021

  • Je vais imprimer votre article et le garder avec le zaatar, pignons et autres mouné. Quand mes stocks auront fondu, votre article me restera et je le dégusterai avec bonheur et nostalgie en écoutant Feyrouz. Merci d’avoir exprimé ce que beaucoup d’entre nous ont connu. Une bénédiction et en même temps une malédiction.

    Sidaoui Paul

    07 h 51, le 01 octobre 2021

  • Merci Medea d’écrire, de si belle manière, ce que nous vivons. Notre Liban est éternel.

    Jocelyne Hayeck

    07 h 51, le 01 octobre 2021

  • Désolé pour vous mais on ne vit pas de nostalgie, on vit d’ambition et de combativité. Si nous avions tenu vos propos en avril 1975, vous n’auriez même pas été là pour écrire ces beaux mots certes mais qui ne sont plus à propos actuellement. Bien au contraire c’est l’heure de la mobilisation de la société contre ces pourris de politiciens pour les battre sur leur terrain lors des prochaines élections. Si le peuple n’est pas capable de le faire et donc pas capable de changer la donne politique avec ses voix, alors il ne mérite pas un tel article nostalgique

    Lecteur excédé par la censure

    07 h 21, le 01 octobre 2021

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