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Lifestyle - Photo-roman

Les trésors de l’enfance au Liban

Un Bonjus en pyramide, une merry cream, une partie de cache-cache avec les voisins, un épicier qu’on appelle « ammo »... Rien n’égalera les premières années d’une vie au Liban.

Les trésors de l’enfance au Liban

Photo G.K.

Il était juste devant moi dans la file d’attente aux départs à l’aéroport de Beyrouth. Il avait une coupe de cheveux de petit homme, vous savez, ces coiffures de footballeur dont seuls les barbiers libanais de quartier ont le secret. Le long des petites jambes, des morsures de moustique, vraisemblablement les dégâts de ces nuits brûlantes et sans courant électrique. Sur le dos, un cartable en forme de singe velu qui devait sans doute abriter les restes d’une enfance laissée derrière, abandonnée à la hâte. Un cahier de coloriage pour l’occuper pendant le vol, une tartine de labné ou un pain au lait avec du faux Nutella, peut-être aussi des Lego ou un doudou rescapé de cette chambre dont il a été arraché, comme cela, du jour au lendemain.

Autour de nous, il y avait des larmes et des yeux boursouflés, des corps en berne et des mères épuisées qui n’arrivaient pas à se séparer de leurs enfants qui s’en vont. Elles les reprenaient dans leurs bras une dernière fois. Autour de nous, il y avait un pays qui se morcelle et se défile. Autour de nous, tout avait été détruit, sauf lui, l’innocence intacte de son regard. J’ai eu envie de le rassurer. Mais l’enfant avançait doucement, de petits pas résignés et un air perdu, il était trop jeune pour prendre la mesure de ce spectacle d’une tristesse sans nom. Trop jeune pour se rendre compte de l’ampleur de ce qui arrivait à son pays. Et heureusement pour lui, me suis-je dit.

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La vie qu’il mérite

En attendant qu’on nous tamponne les passeports, j’ai croisé le regard de sa mère et j’y ai vu tout ce qui habite ceux qui s’en vont et sauvent la peau de leurs enfants : quelque chose qui hésite entre rage et soulagement.

Elle m’a dit : « On fait ça pour lui, pour lui assurer la vie qu’il mérite. Pour qu’il ne finisse pas comme nous à notre âge. Et un jour, j’espère, il nous en remerciera. » « Qu’on ne se raconte pas d’histoires, là-bas, il aura accès à une éducation gratuite, des soins, à tout le lait dont il a besoin, et tout ce qu’il lui faut pour grandir et s’épanouir. Là-bas, il grandira dans des parcs, dans de l’air respirable, entouré d’enfants qui ne sont pas traumatisés. Il grandira dans un environnement stable et sain à se soucier d’autre chose que les produits toxiques qui occupent notre quotidien », a-t-elle poursuivi. Pendant ce temps, en fond sonore, la voix de Feyrouz qui grésille dans les haut-parleurs, Addeich kan fi nass. Aussitôt, la mère s’était interrompue, comme reprise d’un chagrin total qui lui avait secoué la poitrine et défait le visage. « Mais je sais que rien ne vaut une enfance au Liban. » Alors que l’enfant s’éloignait, traçant ses mêmes petits pas résignés vers la porte d’embarquement, j’ai revu, comme à travers la fenêtre d’une voiture qui va trop vite, défiler les paysages de mon enfance, ici, au Liban. J’ai revu tout ce que cet enfant ne connaîtra peut-être jamais, et j’en ai eu le cœur brisé.

Le Bonjus et la merry cream

Les anniversaires de la petite enfance qui ressemblent à des carnavals, et où affluent les grands-parents, les cousins, les voisins et l’intégralité de la classe. Le vieux magicien avec sa colombe blanche qu’il sort d’un coup de sa manche délavée, un coup de son chapeau élimé.

Les animateurs déguisés en clowns un peu effrayants et qui reprennent les mélodies surannées de ces émissions pour enfants qu’on regardait avec un biberon de Nido, avant les infos du 20h. Mini Studio, SLChi, vous souvenez-vous ? Et le buffet, le même systématiquement, des pizzas miniature, des kebbé arrondies, de petits sandwiches au thon enveloppés dans du papier alu ; des quartiers d’orange avec leurs gelées de toutes les couleurs, rouge, orange, verte.

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J’ai revu l’épicier du coin chez qui les parents nous envoyaient seuls, sans aucune crainte, et qu’on avait appris à appeler ammo. J’ai revu son sourire. On y allait par hordes après une partie de football ou de cache-cache sur le parvis de l’église, et là-bas, on ressortait du fond de nos poches ce qu’on avait pu glaner comme pièces de monnaie. Les bubble gum Babol dans leurs emballages bleu et rose et qui nous bombaient les joues. Les Unica, les chewing-gums en forme de cigarettes que je n’ai jamais vus ailleurs qu’au Liban, les Tarbouche dont la crème nous faisait des moustaches blanches et nous tâchait le bout du nez. J’ai revu ces petits drapeaux en papier crépon qu’on passait des jours à fabriquer puis qu’on agitait en l’air tous les 22 novembre en trébuchant sur les paroles de l’hymne national, sous le préau de l’école face au regard ému de nos parents. Les colliers de gardénia sur le cou des mamans le jour de leur fête. D’une même voix, elles disaient toutes : To2borné, ce mot occulte et intraduisible.

Dans la cour de récré, la man’ouché, les pyramides de Bonjus à l’ananas, l’odeur de l’infirmerie et nos genoux pleins de mercurochrome. J’ai revu ces bonhommes de neige éborgnés qu’on fabriquait sur les capots des voitures et ces pères Noël des centres commerciaux, si peu crédibles, sur les genoux desquels on prenait la même photo tous les ans. Et l’été, nos châteaux de sable que venaient avaler les vagues des plages du Sud ; nos doigts tachetés de pourpre, au contact des mûres qui tombaient d’un arbre planté par un grand-père. Et puis les Merry Cream, les glaces mchakkal, ornées de crème et dont le goût et la douceur ne m’ont jamais quitté. Et ces barbes à papa, ces nuages roses parsemés le long de la Corniche de Beyrouth, charriées par des marchands ambulants. J’ai fermé les yeux et j’ai (re)vu défiler tout ça. Et aussi dérisoires que soient ces souvenirs, en regardant l’enfant s’en aller à sa porte d’embarquement vers la vie qu’il mérite, je lui ai souhaité qu’il rentre un jour et qu’il connaisse tout cela. Qu’il connaisse les trésors d’une enfance au Liban.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Il était juste devant moi dans la file d’attente aux départs à l’aéroport de Beyrouth. Il avait une coupe de cheveux de petit homme, vous savez, ces coiffures de footballeur dont seuls les barbiers libanais de quartier ont le secret. Le long des petites jambes, des morsures de moustique, vraisemblablement les dégâts de ces nuits brûlantes et sans courant électrique. Sur le dos, un...

commentaires (2)

Hélas, c'est triste de quitter son pays. Mais des fois c'est le seul choix qui reste.

Eddy

13 h 29, le 27 septembre 2021

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Commentaires (2)

  • Hélas, c'est triste de quitter son pays. Mais des fois c'est le seul choix qui reste.

    Eddy

    13 h 29, le 27 septembre 2021

  • Plume tendre et nostalgique qui nous invite au voyage, non celui que va entreprendre le jeune garçon de la photo, mais dans le sens contraire. Un voyage dans le temps, le temps béni de notre enfance au Liban. Le temps de l’insouciance, entourés d’amour, de tendresse et d’affection, rares et précieux trésors, si importants au développement de la personnalité, de la confiance en soi, de l’humain, qu’on trouvait - et qu’on trouve toujours - en abondance au Liban.

    Hippolyte

    13 h 08, le 27 septembre 2021

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