Le discours prononcé dimanche dernier par Samir Geagea a eu quelque écho chez nombre d’analystes, notamment dans des médias en ligne, mais il a suscité peu de réactions importantes au sein de la classe politique elle-même ou bien auprès de l’opinion publique. Bien entendu, les inconditionnels du chef des Forces libanaises le sont restés… et ses opposants aussi, ces derniers ne parvenant guère à renouveler leur panoplie d’arguments.
Pourtant, ce discours est d’une globalité et d’une densité inhabituelles chez un homme politique libanais. On dirait presque qu’il est un miroir inversé de l’espèce d’hibernation politique dans laquelle se confinent volontairement M. Geagea et sa formation depuis exactement deux ans. Et parce qu’il exprime, entre les lignes, une volonté claire de persévérer pendant quelque temps encore dans cette hibernation, il pose un vrai problème.
Expliquons-nous : le tableau que brosse le leader des FL de la situation dans le pays est criant de vérité. La description apocalyptique qu’il fait de l’actuel mandat présidentiel ne peut que susciter l’adhésion générale, sauf naturellement des partisans aounistes purs et durs pour qui leur héros est une victime de presque tous les autres protagonistes. En somme, Samir Geagea a tellement raison de dire ce qu’il a dit qu’il n’a plus le droit de faire ce qu’il fait, c’est-à-dire attendre tranquillement les élections législatives du printemps prochain pendant que les choses pourrissent davantage dans le pays, dans la perspective d’inverser la donne politique chrétienne, de détrôner le CPL comme première force parlementaire du pays et, du même coup, de se placer en pole position pour la présidentielle.
Certes, M. Geagea a répété dans son discours qu’il était favorable à la tenue d’un scrutin législatif anticipé, mais outre le fait que cette demande a hélas peu de chances d’être entendue, il a lui-même reconnu qu’il fallait au final attendre l’échéance normale, c’est-à-dire la fin de la législature actuelle. Et c’est là justement qu’il a glissé la menace d’un changement conséquent de comportement – « un soulèvement populaire aux caractéristiques qui seront différentes de ce qu’on a vu jusqu’ici » – si cette échéance n’était pas respectée.
Mais pourquoi donc attendre jusque-là ? Cette question n’est nullement un test d’honnêteté intellectuelle à l’intention du chef des FL. Elle est posée parce que M. Geagea est aujourd’hui le seul leader politique libanais, à l’exclusion de tous les autres, y compris Hassan Nasrallah, à détenir deux clés permettant l’une ou l’autre un déblocage au moins partiel de la situation, nonobstant les considérations géopolitiques, à commencer par la capacité de nuisance iranienne. Et les deux clés sont les suivantes : démission du président de la République ou entrée des Forces libanaises dans le jeu gouvernemental.
En 1952, le président Béchara el-Khoury, dont le bilan était nettement moins catastrophique pour le pays que celui du tenant actuel, est poussé à la démission par une coalition pluriconfessionnelle conduite par l’opposition chrétienne. Cette démission n’affaiblira en rien la présidence qui connaîtra, au contraire, son âge d’or sous le mandat de son successeur, Camille Chamoun. Un âge d’or terni seulement par les effets de la fièvre nassérienne. Aujourd’hui, la frilosité que de nombreux responsables chrétiens entretiennent au sujet de tout appel au départ du chef de l’État est symptomatique du mal que vit le Liban. Mais Samir Geagea sait pourtant qu’il est le seul aujourd’hui à être en mesure de prendre la tête d’un front pluriconfessionnel réclamant la démission de Michel Aoun. Avec, à l’arrivée, soit un succès, soit une situation qui contraindrait le Hezbollah à se mettre à découvert pour protéger « son » président. Ce qu’il n’a pas forcément envie de faire.
Walid Joumblatt sait tout cela, qui avait lancé des appels du pied à son collègue chrétien à prendre les devants à ce sujet. Si le chef du PSP s’est rallié par la suite à l’option du compromis avec le camp aouniste, c’est justement en raison du refus essuyé. Sauf que M. Geagea n’a guère refusé la demande, il en a seulement décalé l’exécution… jusqu’après les législatives, c’est-à-dire quelques mois à peine avant la présidentielle. Pour lui, la majorité actuelle au Parlement produirait un président du même acabit que le sortant. Ce n’est pas tout à fait sûr. Ce qui est sûr, c’est qu’en effet, lui-même n’aurait aucune chance avant les législatives, alors qu’il pense qu’il en aura après.
La seconde clé que détient le chef des FL est l’entrée dans le processus gouvernemental. M. Geagea évite de le faire depuis deux ans pour donner le sentiment qu’il n’a plus rien à voir avec cette caste politique et qu’il est clairement à l’avant-garde du mouvement de contestation du 17 Octobre. Cette approche peut laisser perplexe pour les raisons suivantes : un tiers de la thaoura déteste M. Geagea et ne le suivra jamais, qu’il soit dans le jeu politique ou en dehors. Un autre tiers a préféré les Kataëb aux FL. Quant au dernier tiers, il adule M. Geagea et sera toujours à ses côtés, qu’il soit dedans ou dehors. D’autre part, de 2016 à 2019, la participation et la qualité des ministres FL aux premiers gouvernements du mandat Aoun, présidés par Saad Hariri et dirigés de facto par Gebran Bassil, avaient laissé plutôt une bonne impression dans l’opinion.
Certes, Samir Geagea a parfaitement le droit d’opter pour la tactique politique qui lui convient, qu’il s’agisse de la question gouvernementale ou bien de l’approche à l’égard des législatives. Cependant, il faut noter qu’en se mettant à l’extérieur du jeu gouvernemental, il fait la part belle à ses adversaires aounistes, en laissant presque tout l’espace chrétien à leur disposition. C’est la raison pour laquelle la question de la minorité de blocage est restée la principale entrave à la mise sur pied du cabinet. Une participation des FL rendrait automatiquement ce problème caduc.
Alors, pourquoi M. Geagea fait-il cela ? Serait-ce pour mieux enfoncer ses adversaires, confiant qu’il est dans leur échec final ? Peut-être, et c’est bien sûr légitime de sa part. Mais lorsque le pays brûle et qu’on a une chance sur mille de contribuer à éteindre le feu, on est censé la tenter d’abord… puis penser à gagner les élections.
Concernant la démission du chef de l'état, il faut en premier convaincre Bkerké et le patriarche qui ne veut rien savoir à ce sujet qui demeure un tabou incontournable. Les FL ne peuvent aller à l'encontre du patriarche.
22 h 09, le 13 septembre 2021