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Monde - Éclairage

Les talibans, une évolution en trompe-l’œil ?

Les gains diplomatiques engrangés ces dernières années par le mouvement fondamentaliste tranchent avec son isolement sur la scène internationale il y a vingt ans.

Les talibans, une évolution en trompe-l’œil ?

Le porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid (au centre), part après avoir pris la parole lors de la première conférence de presse du mouvement à Kaboul le 17 août 2021 à la suite de la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans. Hoshang Hashimi / AFP

En 2001, ils incarnaient aux yeux d’une grande partie du monde l’une des manifestations les plus parfaites du « mal », à tel point qu’ils pouvaient se targuer d’unir contre eux des puissances d’ordinaire à couteaux tirés. Vingt ans plus tard, les talibans ont conservé ce don de ne pas diviser – à défaut de rassembler – ceux qui, d’habitude, s’opposent sur tout. Des ennemis jurés comme Washington et Téhéran s’étaient, à l’orée des années 2000, retrouvés en terrain inconnu à la faveur d’une convergence d’intérêts contre le groupe fondamentaliste en Afghanistan. Aujourd’hui, la République islamique est au contraire prête à discuter avec un mouvement présenté autrefois comme hors la loi, tandis que les États-Unis ont, par l’accord signé en février 2020 engageant le retrait de leurs troupes, ouvert la voie à la reconquête spectaculaire du pays par le groupe religieux et militaire. Alors que Washington venait d’annoncer vendredi l’accélération des évacuations de son personnel face à l’avancée fulgurante des talibans, le porte-parole de la Maison-Blanche John Kirby affirmait, l’air confus et sur un ton hésitant, que Kaboul n’était, pour l’heure, pas confrontée « à un danger imminent », tout en ajoutant être inquiet face à la progression rapide du mouvement et à l’absence de résistance. Du côté des talibans, on jubile. « Nous fêtons la victoire de toute la nation afghane, en particulier du peuple de Kaboul et de nos moujahidine », lance le chef militaire Baradar Akhund à partir du palais présidentiel pris d’assaut dimanche par des membres du groupe. Malgré leur succès, les talibans doivent toutefois se montrer de bonne composition. Au cours d’une première conférence de presse mardi, le porte-parole du mouvement, Zabihullah Mujahid, enchaîne les déclarations à la tonalité apaisante, garantit que « tous ceux qui sont dans le camp opposé sont pardonnés de A à Z » et qu’ils ne « chercheront pas à (se) venger ». Plus encore, il jure vouloir respecter les droits des femmes et ne pas les exclure de l’éducation ou de l’emploi. Des propos qui s’inscrivent dans le cadre d’une « opération relooking » lancée il y a plusieurs mois déjà et visant à s’attirer les bonnes grâces de la communauté internationale.

Coup de com ?

Les talibans auraient-ils donc changé ? Le doute est permis. S’ils se présentent de manière beaucoup plus moderne et policée sur la forme, ils restent dans le fond, selon nombre d’analystes, fidèles à ce qu’ils étaient lorsqu’ils tenaient les rênes du pays entre 1996 et 2001. À la suite du retrait de l’URSS d’Afghanistan en 1989, l’État s’effondre et le pays plonge dans la guerre civile. Dans ce contexte, les talibans réussissent alors à recueillir le soutien d’une partie de la population en promettant ordre et justice. En 1994, ils s’emparent de leur berceau, Kandahar, avant de soumettre, deux ans plus tard, Kaboul. Une période mortifère où le régime impose une lecture extrêmement rigoriste de l’islam : les activités culturelles et sportives sont proscrites, les femmes ne peuvent ni travailler, ni s’instruire, ni sortir sans burqa. Ceux qui s’aventuraient à enfreindre ces règles s’exposaient à de sévères sanctions : emprisonnement, tortures, flagellation, exécutions publiques. Si leur projet actuel vise toujours à la mise en place d’un émirat islamique, la communication des talibans n’est assurément plus la même. « Les talibans sont devenus très à l’aise avec les médias. Ils ont changé en termes d’habileté à communiquer leurs messages », résume Sajjan Gohel, directeur du département de la sécurité internationale au sein de la Asia-Pacific Foundation. « Ils ont un sens très fort de leur audience et de ce qu’elle veut entendre. En ce sens, ils sont devenus plus aptes à dissimuler certaines de leurs véritables croyances et valeurs dans l’intérêt d’échapper aux pressions internationales, abonde Asfandyar Mir, spécialiste de la sécurité en Asie du Sud affilié à la Cisac de Stanford. Mais leur idéologie de base reste la même. »

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L’opération de communication des talibans a bénéficié du contexte offert par l’accord de paix signé à Doha, au Qatar, avec Washington en février 2020. Les négociations leur avaient permis de se présenter sur la scène internationale comme un acteur politique capable de pragmatisme. Et elles ont ouvert la voie par la suite à des pourparlers interafghans. Même si elles sont aujourd’hui au point mort, ces discussions lancées à Moscou en mars dernier avaient été placées dans un cadre plus large, avec, outre la participation du gouvernement afghan et des talibans, celle du Pakistan, de la Chine, des États-Unis, de la Turquie et du Qatar comme invités d’honneur. Jamais le mouvement n’avait bénéficié dans son histoire d’une telle reconnaissance diplomatique. Bien mieux structuré qu’il y a 20 ans, bénéficiant de beaucoup plus de cadres, il a réussi à mettre en place une division des rôles qui lui permet d’adapter ses messages selon le public. Reviennent à certains les fonctions politiques, à l’instar de Abdel Ghani Baradar, devenu en 2020 le premier taliban à communiquer directement avec un président américain. À d’autres le rôle de gestion des opérations militaires.

Le mouvement s’est par ailleurs aussi illustré dans le combat contre l’État islamique. Pas seulement parce que le groupe jihadiste le mettait au défi dans les régions sous son contrôle, mais aussi pour des raisons idéologiques, les talibans insistant sur le fait que leur combat est national et ne vise pas à se propager au-delà des frontières afghanes.

Pour l’instant, difficile de savoir quelle forme exacte prendrait une gouvernance talibane, d’autant que les centres de prise de décision intègrent différents réseaux. « Les talibans ont construit une redoutable machine d’insurrection avec de nombreuses capacités militaires à travers le pays », dit M. Mir, qui souligne notamment l’unité relative du groupe et l’importance des réseaux interethniques. « Alors qu’ils s’étaient historiquement constitués comme un mouvement en grande partie pachtoun dans le sud du pays, ils ont maintenant des dirigeants et des commandants dans le Nord, même dans les zones urbaines, l’une de leurs faiblesses il y a 20 ans. » Selon l’une des hypothèses avancées, les talibans pourraient pencher pour un modèle à l’iranienne, fortement centralisé, avec un président élu et un conseil religieux.

Liens avec el-Qaëda

Les gains diplomatiques obtenus par le groupe fondamentaliste tranchent avec leur isolement au début du millénaire. Dans le sillage du 11 septembre 2001, Washington envahit l’Afghanistan pour évincer les talibans du pouvoir. En cause : le refus du mouvement de leur livrer Oussama Ben Laden, leader d’el-Qaëda, rapidement identifié comme le cerveau derrière l’attaque contre les États-Unis. Renversés, les talibans ne disparaissent pas pour autant. Tandis qu’ils se dispersent, leur influence s’accroît, galvanisée par l’occupation américaine et l’élan anticolonialiste qu’elle suscite, stimulée par la corruption endémique du nouveau pouvoir en place. S’ensuivent près de deux décennies d’une guerre qui semble ingagnable pour les États-Unis. Après la chute du régime taliban en 2001, une partie de leurs représentants trouve refuge au Pakistan. « Un allié fidèle qui, plus qu’un soutien matériel, leur a fourni une couverture politique les a aidés à contourner les pressions internationales et, à divers moments, plaidé pour un règlement politique les favorisant », insiste Asfandyar Mir.

En parallèle, les talibans ont pu reconstituer leurs rangs en semant la peur et la violence, en assassinant des membres enrôlés dans la police ou l’armée nationale, en prenant pour cible les figures de la société civile. Grâce au trafic de drogue, aux taxes et à l’exploitation minière, ils sont parvenus à engranger de juteux profits estimés à des centaines de millions de dollars. S’ils essayent aujourd’hui de montrer patte blanche, ils n’ont toutefois jamais renoncé à des formes extrêmes de brutalité. Rien qu’en juillet dernier, l’humoriste afghan Khasha Zwan, originaire de Kandahar, a été torturé puis tué à cause de sa liberté de ton. Certains témoignages sur les réseaux sociaux relatent qu’à leur arrivée à Kaboul, le 15 août, des combattants talibans sont allés à la recherche de personnes ayant travaillé avec les Occidentaux, en faisant du porte-à-porte.

Si l’accord de paix signé entre Washington et les talibans prévoit que le mouvement n’autorisera pas des groupes jihadistes d’opérer dans les zones qu’ils contrôlent, un rapport de l’ONU publié en juin soutient que le mouvement entretient toujours des liens étroits avec el-Qaëda. L’organisation « réside dans au moins 15 provinces afghanes, principalement dans les régions de l’Est, du Sud et du Sud-Est », souligne le document qui indique en outre que le contact avec les talibans est maintenu mais réduit pour « faire profil bas » et ne pas compromettre « la position diplomatique des talibans vis-à-vis de l’accord de Doha » « Les relations entre el-Qaëda et les talibans sont restées constantes au cours des deux dernières décennies. Les dirigeants talibans et les membres de leurs familles se sont mariés avec des membres des familles d’el-Qaëda. Il y a un lien familial mais aussi idéologique très fort », observe Sajjan Gohel.

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« Nous avons la capacité de frapper à distance des groupes terroristes si nous voyons qu’ils tentent à nouveau de s’établir, de planifier et d’organiser des attaques contre les alliés de l’OTAN et leurs pays », a d’ores et déjà prévenu mardi le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.

Or, après vingt ans de guerre, les talibans ont retenu au moins une grande leçon de leur défaite en 2001. « Ils ne veulent pas d’isolement international en ce qui concerne la diplomatie », commente Kamal Alam, chercheur non résident à l’Atlantic Council South Asia Center. « Ils se sont reconstruits avec l’aide financière massive du Qatar, l’aide logistique du Pakistan, et l’aide diplomatique et militaire de la Russie et de l’Iran. Cela a été une évolution en passant du soutien d’un seul allié – à savoir le Pakistan – à celui de plusieurs alliés régionaux, y compris d’anciens ennemis. » Depuis leur victoire, les talibans ont reçu des encouragements de la part de plusieurs puissances, à commencer par Pékin qui, dès le 16 août, a déclaré vouloir entretenir des « relations amicales » avec eux. Du côté de Téhéran et d’Islamabad, on célèbre d’abord la « défaite » de Washington. Les Européens, eux, s’interrogent sur la marche à suivre. Loin semble l’époque où seuls le Pakistan, Riyad et Abou Dhabi reconnaissaient le régime taliban.

En 2001, ils incarnaient aux yeux d’une grande partie du monde l’une des manifestations les plus parfaites du « mal », à tel point qu’ils pouvaient se targuer d’unir contre eux des puissances d’ordinaire à couteaux tirés. Vingt ans plus tard, les talibans ont conservé ce don de ne pas diviser – à défaut de rassembler – ceux qui, d’habitude, s’opposent sur tout....

commentaires (2)

N’est-ce pas en fait une défaite de l’extrémisme ?

Roll

14 h 12, le 19 août 2021

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Commentaires (2)

  • N’est-ce pas en fait une défaite de l’extrémisme ?

    Roll

    14 h 12, le 19 août 2021

  • Entre les talibans et l’état Liban, vous choisiriez quoi vous?

    Gros Gnon

    07 h 23, le 19 août 2021

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