Il fait une chaleur de bête et la nuit sera noire. Pas de ventilateur, encore moins de climatiseur qui vaille, il n’y aura même pas d’eau fraîche au frigo. Le fuel manque, les pharmacies sont réduites à vendre du shampooing, les hôpitaux tournent au ralenti, le virus fulmine, les boulangeries ne pourront bientôt plus cuire de pain. L’essence fournie au compte-gouttes au bout d’une longue attente ne semble servir qu’à se déplacer d’une station à l’autre dans l’espoir de faire frémir le curseur de la jauge. On en vient à regretter la fumée pestilentielle et le grondement obsédant des générateurs dont la nuisance était tout compte fait garante du minimum vital.
Ce n’est pas Koh-Lanta, mais ça y ressemble. La classe politique de ce pays a dû trouver amusant de soumettre cinq millions d’habitants à ce nouveau jeu d’endurance. Pour gagner – quoi ? Sa survie –, il faudra à la longue réinventer la préhistoire, apprendre à faire du feu avec du silex, de la lumière avec du suif (nos grands-parents s’éclairaient bien à la bougie, avait suggéré un politique), récupérer et recycler ce qui peut l’être pour se vêtir et se nourrir, composer des décoctions pour se soigner. À peine s’adapte-t-on à une épreuve que le lendemain on nous en invente une nouvelle, mais qu’importe, l’essentiel étant que nos souffrances profitent au régime iranien dans son bras de fer avec les États-Unis, au régime syrien qui a besoin de ce qu’il nous reste de ressources pour contourner les sanctions qui le frappent, aux mafias couvertes par des sponsors en haut lieu, aux chefs locaux des divers « partis » communautaires dans leurs stratégies fumeuses et plutôt désespérées de s’assurer une posture confortable aux prochaines élections.
On entend encore des louanges à l’adresse de tel responsable qui « se bat » pour procurer du fuel à sa circonscription électorale, ou de vibrants plaidoyers pour tel autre, parce que les autres, dans le panier de crabes du pouvoir, « le combattent ». Que l’on proteste, qu’on rappelle à ces ravis d’entre nous les calculs égoïstes et mesquins de leurs idoles, ne sert à rien. Même les dissidents gardent au fond d’eux une trace de leurs amours anciennes et ne peuvent retenir un pincement au cœur quand ils voient s’ébranler l’édifice où ils ont laissé leur passion et leurs gestes. Comment d’ailleurs les convaincre de croire aux institutions, à la nécessité d’en consolider la structure, le fonctionnement et l’équité plutôt qu’en ces mauvais mortels qui les fascinent ? Tous les hommes passent, semble-t-il, sauf ces prétendus responsables dont la seule responsabilité est d’avoir contribué à l’effondrement de ce beau pays, mais qui feront encore briller les yeux de leurs adorateurs même à l’état de spectres. Quel est donc ce mystère ?
« Le manque engendre les disputes », dit un proverbe de chez nous. Les nerfs sont à fleur de peau dans la cage sans issue que devient ce pays. Quand toutes les portes se ferment, la scène devient propice à la tragédie et la seule échappée possible est la mort ou l’envol. Nos tyrans sont une poignée, nous sommes des millions à nous sentir trahis par leurs pratiques où l’ignorance et l’incompétence n’ont d’égales que la cupidité et la cruauté mentale. Qu’ils aient peur ne fait aucun doute. Qu’ils s’accrochent jusqu’au bout à leur pouvoir factice, feuille de vigne ou dernier rempart, est tout aussi certain. Qu’ils fassent front, ensemble quand cela s’imposera, n’étonnera personne. Ils nous laisseront nous entre-tuer comme des larves pour un peu d’essence ou de pain, et tant que nous serons ainsi distraits, ils poursuivront tranquillement leurs vilaines petites affaires.
Mais leurs palais éclairés sont un peu trop visibles. À ce stade, ils ne peuvent plus bluffer, et la rage des gens est incommensurable. Dans un monde qui se déglingue, les Libanais, eux, voudraient toucher le fond, rien que pour vérifier que le fond existe, que la chute peut s’arrêter, qu’il existe un plateau à partir duquel on peut rebondir. Ce petit pays est facile à sauver, à condition qu’on le laisse renouer avec ce qui a fait sa prospérité : son ouverture au monde, sa brillante diplomatie, son excellence académique, la créativité de sa jeunesse. Mais rien de tout cela ne profite à ceux qui président aujourd’hui à sa destinée. Impuissants, nous les regardons couler le navire, téléguidés par des amirautés lointaines et non moins vaines. Impuissants ?
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Le radeau de la méduse.
DAMMOUS Hanna
14 h 39, le 13 août 2021