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Économie - L’infamie du 4 août, un an après

La reconstruction du port de Beyrouth : un chantier crucial laissé à l’abandon

L’absence de progrès significatif contraste avec l’effervescence suscitée par le projet.

La reconstruction du port de Beyrouth : un chantier crucial laissé à l’abandon

Le port de Beyrouth a été presque complètement détruit le 4 août 2020. Photo STR/AFP via Getty Images

Le 4 août 2020, peu après 18h, le port de Beyrouth ainsi qu’une majorité des quartiers situés dans un rayon de 10 kilomètres se faisaient souffler par une double explosion émanant du hangar n° 12 qui avait pris feu quelques minutes plus tôt. Plus de 218 personnes perdaient alors la vie dans une capitale défigurée par l’impact et déjà torturée par la crise dans laquelle le pays se noie depuis quasiment deux ans.

Un an plus tard, marquée par l’immobilisme coupable de la classe politique, la zone portuaire de la capitale ressemble toujours à une plaie béante. Seul le terminal conteneurs, relativement épargné par la déflagration, continue bon an, mal an de fonctionner. Tout autour, la réhabilitation des bâtiments et des infrastructures, totalement ou partiellement endommagés par le souffle de la seconde et plus puissante des déflagrations, avance à un rythme d’escargot dans une atmosphère pesante.

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L’absence de progrès significatif sur ce qui est sans doute devenu l’un des chantiers les plus importants de la région contraste avec l’effervescence des différentes voix qui ont proposé leurs services pour en piloter, orienter, voire prendre en charge l’exécution. « Beaucoup d’acteurs se sont manifestés dans le sillage du 4 août 2020 pour présenter leurs propositions aux autorités libanaises, ainsi qu’à la direction de l’entité chargée de gérer le port de Beyrouth pour le compte de l’État (GEPB, Gestion et exploitation du port de Beyrouth) », confie une source proche du port. GEPB est une entité dépendant du ministère des Travaux publics et des Transports. Son conseil d’administration est nommé par l’exécutif selon le principe de la répartition confessionnelle : trois chrétiens et trois musulmans, en plus du directeur qui est généralement sunnite.

Équipé de 16 grues géantes (ship to shore container cranes ou STS) lui permettant d’intervenir sur la majorité des porte-conteneurs, le port de Beyrouth est le plus important du Liban, devant celui de Tripoli (Liban-Nord) qui possède deux grues géantes depuis 2017. Avant la crise qui a démarré en 2019, Beyrouth avait aussi intégré le top 120 mondial des terminaux conteneurs en termes de volume, avec plus de 1,3 million de conteneurs qui y ont été chargés, déchargés et transbordés chaque année en 2017 et 2018, deux années record pour l’infrastructure dont les revenus dépassaient régulièrement les 200 millions de dollars. Ce rendement est principalement généré par le terminal conteneurs opéré depuis 2005 par BCTC (Beirut Container Terminal Consortium), le groupe de sociétés privées sélectionné via un appel d’offres lancé à l’époque – et dont le contrat devait être remis en jeu en 2020. Les revenus liés à l’activité des conteneurs représentent au moins 70 % du total de la zone portuaire, également équipée pour recevoir les cargos traditionnels, selon les estimations qui circulent.

Aujourd’hui toutefois, la donne a changé, avec des revenus à peine supérieurs à 110 millions de dollars en 2020 et un nombre de conteneurs qui a quasiment diminué de moitié sur le même exercice. Une descente aux enfers qui, si elle ne s’est pour l’instant pas traduite par une désertion du portefeuille clients du terminal, fait, à chaque jour qui passe, un peu plus le jeu des ports concurrents dans le nord de l’Égypte, en Grèce, en Israël ou encore en Turquie, comme le souligne une source proche du dossier.

Pour rappel, la justice a prononcé en décembre 2020 la saisie préventive des fonds de la direction du port de Beyrouth, à la suite d’une requête formulée par le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, en marge des actions lancées pour tenter d’identifier et de condamner les responsables de la catastrophe, une mesure que le ministre sortant des Travaux publics et des Transports, Michel Najjar, juge illégale et souhaite annuler.

Impact de l’explosion et de la crise

Déjà dramatique – même en faisant abstraction des pertes humaines –,la situation du port aurait pu être bien pire, compte tenu de la puissance de l’explosion, considérée comme l’une des plus puissantes de l’histoire par nombre d’experts, mesures scientifiques à l’appui. Car si les dégâts matériels sur l’ensemble de la zone portuaire ont été cataclysmiques, le quai du terminal conteneurs a, lui, été épargné par l’onde de choc de la déflagration du 4 août, ce qui lui a permis de rouvrir dès le 10 du même mois. « La direction du port a pu rapidement s’en assurer en envoyant des plongeurs spécialisés faire des inspections », se souvient le PDG de BCTC, Ziad Kanaan, rappelant qu’une importante partie du choc s’était dispersée dans la mer.

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Le dirigeant salue d’ailleurs la mobilisation et le professionnalisme de ses équipes qui, malgré les circonstances et la douleur liée à la perte de dix de leurs collègues le 4 août (sans compter plus de 40 blessés, dont plusieurs graves), ont permis à BCTC de recouvrer rapidement une partie de ses capacités. Un avantage dont il souligne toutefois qu’il a été annulé en raison des conséquences de plus en plus lourdes de la crise économique. Sans parler du fait que des pans entiers de la zone portuaire de 1,2 km² sont encore couverts de gravats et que ses hangars n’ont pas tous été reconstruits, BCTC ne peut aujourd’hui opérer que 4 STS et une quinzaine de portiques sur 51 (rubber tyred gantry crane ou RTG, qui permettent de déplacer les conteneurs au sol), pour ne citer que ces équipements. Des ratios qui, en plus d’être insuffisants, sont moins élevés que ceux affichés par l’opérateur au début de l’année et pénalisent sa qualité de service.

« L’explosion a rasé le dépôt où étaient stockés nombre de pièces de rechange des équipements de la société et que les employés ont essayé tant bien que mal de récupérer dans les décombres. Le problème aujourd’hui, c’est que nous ne parvenons plus à couvrir les coûts de maintenance et de réparation des équipements en raison des effets combinés de la dépréciation de la livre libanaise, des restrictions bancaires, des pénuries diverses et, enfin, du fait que l’essentiel de nos tarifs en livres sont encore majoritairement calculés sur la base du taux officiel » (de 1 507 LL/USD contre plus de 19 000 LL/USD sur le marché parallèle, NDLR), déplore Ziad Kanaan. Le même constat est fait par le géant français du transport et de la logistique CMA CGM, qui absorbe plus du tiers des volumes qui transitent par le port, selon BCTC. « La situation au port se détériore en raison du manque d’investissements, de réparations et de maintenance. Cela représente une menace imminente pour la continuité des opérations et l’approvisionnement du pays en produits essentiels (nourriture, médicaments, céréales, grains, etc.) ainsi que pour l’avenir des milliers d’emplois qui dépendent de cette infrastructure », a énuméré le transporteur dans une réponse écrite, insistant sur l’urgence de la situation.

Réunion du comité 3RF

« Et il ne s’agit pas que des équipements », rebondit Ziad Kanaan, avant d’ajouter : « Il y a aussi les licences d’utilisation de certains des systèmes informatiques, le carburant pour assurer l’autonomie du port en électricité, mais aussi et surtout les effectifs qualifiés de BCTC (640 personnes, en comptant les sous-traitants) dont le pouvoir d’achat a aussi fondu. » S’il n’a pas souhaité communiquer sur l’enveloppe nécessaire pour maintenir l’opérateur à flot, le dirigeant assure que le simple fait de lui permettre d’encaisser ses frais en « dollars frais » lui permettrait de faire le nécessaire pour que son activité redevienne viable.

Il est d’ailleurs encore difficile de se baser sur une estimation précise de la facture qui sera engagée pour reconstruire la zone portuaire dans son ensemble, ainsi que pour réhabiliter les quartiers environnants. Une des rares estimations globales a été faite par la Banque mondiale (BM), en collaboration avec l’ONU et l’Union européenne (UE), dans leur Rapid Damage and Needs Assessment (RDNA), publié fin août 2020, avançant le chiffre de 3,8 à 4,6 milliards de dollars pour les seuls dégâts matériels de l’explosion, port compris. « Il y a des estimations, mais pas d’enveloppe globale, parce que celle-ci va varier en fonction de qui prendra le chantier en charge et de l’approche privilégiée », explique l’ambassadeur des Pays-Bas au Liban, Hans Peter Van der Woude.

La semaine passée, le diplomate a participé à la seconde réunion du comité consultatif du « 3RF – réforme, relèvement, reconstruction », le plan d’action pour le Liban porté par la BM, l’UE et les Nations unies. Lancé en décembre dernier et impliquant un large panel de partenaires (gouvernement libanais, société civile, donateurs), il ambitionne de cibler les besoins urgents des Libanais affectés par l’explosion et de poser un cadre pour des actions-clés visant à soutenir la reconstruction tout en rappelant la nécessité pour les dirigeants libanais de s’engager sérieusement dans la voie des réformes.

Parmi ses différentes annonces, le comité a appelé une nouvelle fois à la formation d’un nouveau gouvernement capable de lancer les réformes attendues, indiquant clairement que ce ne serait qu’à partir de ce point que « l’assistance offerte par la communauté internationale (…) pourra faire une différence pour la population ». Il a également prôné que soit élargie « la base des donateurs » en y incluant des « pays arabes ».

La source proche du dossier précitée estime pour sa part que ce bras de fer engagé par les soutiens du Liban avec une classe politique cloîtrée dans son immobilisme depuis deux ans (dont un an passé à paralyser la formation d’un nouvel exécutif) a surtout pour effet concret de déprécier encore plus la valeur de l’ensemble des actifs du port et la valeur foncière de la zone, « ce qui profite à tout le monde sauf aux Libanais, malgré les bonnes intentions affichées ». « Le pays a besoin de réformes, mais le port a besoin d’être urgemment pris en charge », martèle-t-elle, avant de pointer du doigt l’absence d’efforts des dirigeants libanais pour tenter de faire avancer le dossier, alors que le port constitue une source stable de devises fortes pour le pays, lourdement endetté et en défaut de paiement sur ses obligations en devises depuis mars 2020.

Seules quatre grues géantes sur les 16 du terminal conteneurs de Beyrouth sont actuellement opérationnelles. Photo P.H.B.

Koweït, Rotterdam et Hambourg

Il est cependant difficile de diriger de tels soupçons, du moins sans autres éléments à charge, vers les différents acteurs qui se sont manifestés depuis le 4 août pour soutenir ou assumer tout ou partie des différents volets liés à la reconstruction de la zone. Moins d’un mois après l’explosion, l’ambassade du Koweït au Liban avait par exemple proposé de reconstruire les silos à grain jouxtant le hangar n° 12, tandis qu’une délégation de la direction du port de Rotterdam (qui figure dans le top 10 mondial en termes de trafic) s’était elle aussi manifestée pour apporter son aide. « Le port de Rotterdam est intéressé par le volet consacré à l’amélioration de la gouvernance du port (principalement des missions de conseil) dans le cadre d’une synergie avec d’autres acteurs, et selon les principes promus notamment par l’Union européenne, pour ce chantier », détaille Hans Peter Van der Woude.

La proposition qui a sans doute fait le plus de bruit a été celle présentée en avril dernier à Beyrouth par les compagnies allemandes Hamburg Port Consulting (HPC) et Colliers. Une proposition qui se base sur un avant-projet réalisé avec les sociétés Roland Berger et Fraunhofer IMW. Elle se distingue par son approche globale (reconstruction et aménagement des espaces urbains de la zone) et son exécution sur le long terme (25 ans et un investissement de 30 milliards de dollars, divisés en plusieurs phases très détaillées).

Les promoteurs de ce projet semblent désormais avoir le soutien déclaré des autorités allemandes. Cette proposition est « la seule étude globale qui prévoie une refonte efficace du port, y compris une nouvelle structure de gouvernance, la reconstruction d’anciens bâtiments détruits et le développement urbain de zones auparavant inutilisées », juge ainsi l’ambassadeur d’Allemagne, Andreas Kindl, contacté par L’Orient-Le Jour. Le diplomate affirme en outre que le plan a été salué par « l’exécutif » allemand et qu’à « la demande de la commission budgétaire du Bundestag, le gouvernement fédéral examine désormais le financement de la deuxième phase de ces plans ».

CMA CGM et les entrepreneurs libanais

Autre poids lourd engagé dans la course et déjà très présent au Liban, CMA CGM s’est lui aussi manifesté dans la presse, la même semaine que la délégation allemande. La société dirigée par le Franco-Libanais Rodolphe Saadé mise, de son côté, sur une « proposition de réhabilitation et de modernisation segmentée », avec une première phase s’étendant sur une période de 18 à 36 mois et une enveloppe comprise entre 400 et 600 millions de dollars, selon les contours d’une proposition qu’il assure avoir présentée des mois plus tôt aux autorités.

Cette ambition de faire de Beyrouth un « smart port » (port connecté) se conjugue avec les récents investissements du transporteur, dont le développement de son port sec dans la Békaa ou l’acquisition récente du terminal conteneurs de Tripoli, sans oublier ses sièges régionaux (CMA CGM et CEVA Logistics) installés à Beyrouth. Selon une seconde source proche du dossier, les autorités françaises pousseraient également de manière discrète pour que l’offre du transporteur soit retenue. Enfin, ce dernier est positionné depuis 2020 sur l’appel d’offres devant remettre en jeu la gestion du terminal conteneurs, face notamment à BCTC qui est également candidat à sa propre succession. Une procédure bloquée depuis mars 2020, tandis que le cahier des charges est encore entre les mains de la Direction des adjudications. « (Le groupe) est présent aux côtés du port et de sa communauté. C’est notre expertise principale et notre priorité de redonner au port les moyens de continuer de croître et de préserver son rôle de portail régional (…) Nous sommes attachés à nos racines et restons aux côtés des Libanais », déclare le transporteur en réponse à une question de L’Orient-Le Jour.

La troisième proposition qui a résonné dans la presse est formulée par un groupement d’entrepreneurs libanais réunissant le président du syndicat des entrepreneurs de travaux publics, Maroun Hélou, et l’ancien président de l’opérateur du terminal conteneurs de Tripoli, Antoine E. Amatoury. En avril, ce groupement avait préconisé une approche « réaliste » et progressive de la prise en charge, se distinguant surtout par une volonté de financer les travaux de reconstruction du port via les revenus générés par l’infrastructure et de les limiter à une zone de 800 000 m² autour du terminal.

Le groupement a fait état d’une projection de budget estimée à 500 millions de dollars environ sur trois ans. Si son contenu n’a pas été détaillé, la proposition semble en tout cas faire débat et a même été au centre d’un quiproquo au sein des cercles proches de la direction du port. Le conseil d’administration de GEPB a en effet récemment été contraint de démentir des informations relayées dans la presse – pourtant confirmées par certaines sources – indiquant que ce projet avait reçu un écho favorable de sa part. « Les promoteurs de ce projet voient mal pourquoi il faudrait endetter davantage le pays ou vendre son port au plus offrant alors qu’il est possible de financer les travaux avec les revenus générés au fur et à mesure », rapporte une source proche du groupement.

Parmi les autres manifestations plus confidentielles figurent celles du bureau d’étude de l’architecte Charbel Abou Jaoudé qui a présenté un projet plus axé sur l’aménagement urbain ; ou encore une approche discrète de China Harbor Engineering Company qui a construit le terminal conteneurs du port de Tripoli, selon une seconde source proche du dossier. Enfin, début juillet, une délégation de la « Task force ville durable » du Mouvement des entreprises de France à l’international (Medef international) s’est rendue au Liban pour promouvoir son approche visant à transformer la capitale en « ville portuaire durable ».

Toujours est-il que malgré la multitude d’offres, ces nombreuses sollicitudes se heurtent toujours, aujourd’hui, à l’implacable réalité qui mine le Liban depuis des mois : à défaut d’une prise de conscience de la classe dirigeante, la plaie du port de Beyrouth ne se refermera pas de sitôt et restera exposée aux quatre vents pendant encore longtemps…

Le 4 août 2020, peu après 18h, le port de Beyrouth ainsi qu’une majorité des quartiers situés dans un rayon de 10 kilomètres se faisaient souffler par une double explosion émanant du hangar n° 12 qui avait pris feu quelques minutes plus tôt. Plus de 218 personnes perdaient alors la vie dans une capitale défigurée par l’impact et déjà torturée par la crise dans laquelle le pays se...

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