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Si les silos de Beyrouth pouvaient parler...

Foudroyés par l’explosion du 4 août, les silos sont devenus une icône nationale. Leur possible démolition, tout comme l’attachement à leur préservation, suscitent des débats révélateurs d’une société tiraillée entre amnésie et nécessité de conserver pour ne jamais oublier.

Si les silos de Beyrouth pouvaient parler...

Face aux silos détruits, le cratère maintenant rempli par la mer, où a eu lieu l’explosion. Photo Dia Mrad

Ils se tiennent encore là, au port de Beyrouth. Blocs mutilés mais toujours debout, saluant la mer sur leur côté nord et la ville sur leur côté sud. On dit même que les silos ont sauvé des vies en absorbant une part importante de l’onde de choc lorsque des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé le 4 août 2020 au sein du hangar numéro 12, pulvérisant l’infrastructure portuaire et des quartiers entiers de la capitale. Une déflagration équivalente à environ 600 tonnes de TNT.

Situés à une trentaine de mètres de cet entrepôt, les silos à grains, 48 robustes cylindres d’une cinquantaine de mètres de hauteur répartis en trois rangées, ont fait office de bouclier, épargnant à la partie ouest de la ville les ravages de la détonation. Ravages dont ils portent les stigmates plus que tout autre bâtiment. « J’aime les comparer à trois rangs de soldats. Ceux de la première ligne sont tous morts, ceux de la deuxième ont été amochés, ceux de la troisième ont tenu. » C’est ainsi que l’ingénieur français Emmanuel Durand, spécialiste des silos, décrit ce qu’il reste de l’impressionnante structure éventrée qui faisait autrefois la fierté du pays.

Construits grâce à un fonds koweïtien par la compagnie tchèque Průmstav et inaugurés en 1970 sous la présidence de Charles Hélou, les silos de Beyrouth étaient considérés comme les plus grands du Proche-Orient. Un rapport d’ingénierie civile retrouvé dans les archives de la Bibliothèque technique nationale de Prague, traduit par l’architecte libanaise Gioia Sawaya, retrace l’épopée de cette édification qualifiée de remarquable. 25 000 m³ de béton ont été coulés pour bâtir cette structure d’une capacité de 105 000 tonnes de grains (portée à 120 000 en 1997), dotée d’équipements automatisés adaptés au déchargement de tous types de transport (maritime, routier et ferroviaire) et pilotés dans une salle des machines située au-dessus du bâtiment, à une soixantaine de mètres du sol.

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Dépendant des importations pour 85 % de ses besoins céréaliers, le Liban faisait ainsi un pas vers le développement en assurant la sécurité alimentaire de sa population, même durant les quinze années de guerre civile entre 1975 à 1990. Les silos de Beyrouth auraient fêté 50 ans d’activité le 17 août 2020. Malgré le fait qu’ils aient été les témoins de deux guerres et touchés par des bombardements, leur maintenance régulière leur avait permis de rester quasi intacts.

Mais le 4 août 2020, à 18h08, quelques instants ont suffi à les condamner à jamais, au point d’interloquer un ancien représentant de Průmstav. « La structure avait déjà été touchée par de nombreuses interventions armées mais rien ne lui était arrivé. L’explosion a vraiment dû être extraordinaire ! » avait commenté ahuri Jiří Požár, cité dans les médias tchèques. Extraordinaire au point d’avoir fracassé ses fondations constituées de milliers de pieux en sous-sol. « Il y a eu une propagation d’onde dans le sol et non seulement dans l’air. Cela a généré une plastification, c’est-à-dire une rupture entre les pieux et la structure », explique à L’Orient-Le Jour Wassim Raphael, le doyen de la faculté d’ingénierie de l’Université Saint-Joseph. Tout comme Emmanuel Durand, il fait partie du groupe silos, constitué d’experts en tous genres, et créé à l’initiative du ministre de l’Économie Raoul Nehmé au lendemain de l’explosion. Ensemble, ils travaillent à observer le comportement de l’ouvrage grâce à des équipements de mesures 3D ultrasophistiqués rapportés par l’ingénieur français grâce une donation de l’Allemagne. En mars dernier, les résultats de leur mesure ont révélé que le côté nord, le plus endommagé par l’explosion, s’est significativement incliné et menace, dans un délai non prévisible, de s’effondrer. Ces conclusions enterrent définitivement l’espoir de reconstruire des silos sur le même emplacement et amènent les experts à préconiser la démolition du bloc nord.

Le bloc nord des silos qui menace de s'effondrer. Photo João Sousa

« Il faut que cette entité revive »
« Vous voyez là ? C’était une véritable montagne de grains et de gravats qu’on avait devant nous. Il fallait chercher les camarades là-dedans. » Au pied des silos, sous un soleil de plomb, Amine al-Kazzi et son collègue Élias Zougheib se souviennent des trois semaines cauchemardesques de recherches qui ont suivi l’explosion il y a un an. « On était là nuit et jour. On a sorti neuf personnes de cette zone. On a mis 20 jours à trouver le dernier », raconte le jeune homme de 31 ans qui était chef du département qualité des silos. « On n’a pas vraiment sorti des gens mais des restes humains. Ceux qui disent que certains étaient encore en vie dans l’attente de secours n’ont pas la moindre idée de ce qui s’est passé ici », se désole Élias qui s’occupait du contrôle et de la maintenance de toutes les machines. Les employés des silos avaient pour habitude de terminer leur service autour de 15h, sauf les jours de livraison.

Ce soir du 4 août 2020, quinze hommes étaient assignés au déchargement d’un navire et à la réception des grains. Triste ironie de l’histoire : les neuf qui ont perdu la vie s’étaient réfugiés par réflexe dans le bâtiment, tant celui-ci était perçu comme une forteresse les protégeant. Les six survivants, grièvement blessés, se trouvaient à l’extérieur. Aujourd’hui, ce qui fut un centre bouillonnant d’activité où se démenaient des collègues partageant la noble mission d’approvisionner en céréales de qualité les minoteries du pays, n’est plus qu’un paysage de désolation. Au sol, des étendues de grains se mélangent aux excréments de rats et aux coquillages crachés par la mer au moment de l’explosion. « Sincèrement, moi je ne sens plus rien en les (les silos) regardant. Ça n’a plus de sens pour moi. C’est un lieu vide. Il faut s’en débarrasser. » Amine qui était en poste depuis trois ans dit avoir dépassé la douleur. Il souhaite maintenant tourner la page. « Pour moi, ce n’est pas fini. Quand je regarde les silos, je me revois avec les copains ici. J’adorais mon travail. » À 51 ans, Élias, père de famille et employé pour les silos depuis trente ans, se sent redevable envers cette institution au sein de laquelle son père avait aussi fait carrière. « Dès que je disais que je travaillais ici, toutes mes démarches se trouvaient facilitées : prêt bancaire, visas… J’en étais fier. » Amine et Élias font partie de la poignée d’employés à venir encore sur le terrain, l’un pour identifier les substances toxiques répandues sur le site et l’autre pour relever régulièrement la température des monticules de céréales dont la fermentation peut générer des incendies. Ces missions risquent toutefois de s’interrompre avec le démarrage imminent du traitement des grains par l’entreprise française Recygroup.

Les employés des silos Amine al-Kazzy et Élias Zougheib devant la face ouest des silos. Photo Dia Mrad

L’avenir est incertain pour les 69 employés des silos restants dont la plupart ont été momentanément affectés à des tâches diverses et variées au sein du ministère de l’Économie dont ils dépendent.

Dans les locaux de ce dernier, saccagés lors de la thaoura, le directeur des silos Assaad Haddad est dans l’attente. « On essaie de redémarrer notre activité, mais il y a trop d’obstacles », affirme, dépité, celui qui gérait la structure qui contenait 45 000 tonnes de grains avant l’explosion. L’ouvrage va-t-il être démoli ? Quand et où seront construits les nouveaux silos ? Seront-ils répartis dans différentes localités du pays ? Bien que les Koweïtiens aient accepté de financer la construction, ces questions restent en suspens en raison de la lenteur des processus décisionnels qui prévaut au Liban. Le Conseil du développement et de la reconstruction a été mandaté pour mener une étude de terrain et identifier le plus adapté pour accueillir une telle structure. « On demande au moins de pouvoir reprendre les opérations d’aspirations de grains et qu’il y ait des silos temporaires en attendant », affirme le responsable selon lequel la sécurité alimentaire est compromise depuis la destruction des silos. « Les bateaux sont actuellement déchargés par des bulldozers et les grains sont exposés au mazout et à plusieurs interventions humaines. Le stockage, aussi, est problématique pour les minoteries qui n’ont pas assez d’espaces. Les grains doivent encore une fois être transportés ailleurs. Toutes ces étapes peuvent générer des contaminations. Ça ne se passait pas comme ça avec nous », explique Assaad Haddad. L’autre défi concerne le sort des employés dont les salaires sont jusqu’à présent maintenus. Mais l’État, en faillite, pourrait à tout moment décider de les lâcher. « Peu importe que la structure actuelle soit démolie ou pas, ou que les silos soient reconstruits au port de Beyrouth ou ailleurs, nous ce qu’on veut c’est que cette entité revive, surtout qu’elle était rentable. »

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« Je veux qu’ils restent pour qu’ils voient ce qu’ils nous ont fait »
« Je me souviens qu’il y avait une salle en verre, et on voyait la mer et les bateaux arriver, ce sont les seuls souvenirs que j’ai. Le reste, j’ai un peu oublié. » Sur le trottoir de l’autoroute côtière Charles Helou où il est devenu routinier de voir des badauds s’arrêter pour observer ou photographier le spectacle funeste des silos et du port en ruines, Tatiana Hasrouty, 20 ans, essaie de revivre ce moment unique où, enfant, elle a pu rendre visite à son père au travail. Ghassan Hasrouty, père de quatre enfants, a consacré 38 ans de sa vie aux silos avant d’être fauché par l’explosion. Tout comme l’ensemble des proches des victimes, il est impossible à Tatiana et sa famille de panser leurs blessures tant que les coupables sont toujours en liberté. « Je veux que les silos restent en l’état pour que l’on voie tous les jours ce qu’on nous a fait, et pour qu’eux surtout voient ce qu’ils nous ont fait. Il ne s’agit pas seulement de mon père, nous sommes tous concernés. »

Tatiana, fille de Ghassan Hasrouty employé des silos pendant 38 ans tué dans l'explosion du 4 août. Marie Jo Sader

L’ouvrage est devenu le symbole tragique de la plus grande explosion non nucléaire du XXIe siècle, et son éventuelle démolition suscite une vive émotion chez les citoyens attachés à sa préservation. « On assiste à un changement de paradigme au sein de la société libanaise qui veut rompre avec la culture de l’amnésie, et les silos sont les mieux à même de rendre compte de l’ampleur de ce qui s’est passé ce jour-là », explique à L’OLJ l’architecte Carlos Moubarak auteur d’un projet de parc mémorial autour des imposantes ruines de la structure. Mais il est à présent avéré que celle-ci est dangereuse. Les dernières mesures issues des inclinomètres installés en juillet par l’ingénieur Emmanuel Durand ont révélé que le bloc sud, jusqu’ici stable, a lui aussi commencé à s’incliner. « Il s’agit d’une très légère inclinaison. La partie nord a également continué de bouger mais de façon moins rapide. Il se peut que ce soit lié aux aléas de température, mais on ne peut rien conclure pour le moment. Il faut continuer de contrôler », précise Wassim Raphael. La surveillance est d’autant plus nécessaire avec la présence des employés de Recygroup qui vont travailler au plus proche de la structure pour récupérer et traiter les grains en vue de leur recyclage. « Un seul morceau de béton qui tombe peut tuer un groupe de personnes », avertit le professeur. Dès lors, la création d’un parc mémorial autour d’une structure accidentée et instable est-elle seulement envisageable ? « Il est possible de réaliser des travaux pour la rigidifier, mais le coût financier risque d’être énorme et du point de vue sécuritaire c’est très dangereux. Mon avis sur la question n’a jamais changé : il faut la démolir », conclut l’ingénieur.

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Parmi les détracteurs du maintien des silos, certains avancent l’absurdité de monopoliser une surface si importante au sein d’une infrastructure portuaire destinée à l’activité économique du pays. « Rien que pour sécuriser la zone, il faudra des milliers de mètres carrés. Occuper la moitié du port pour un mémorial, vous imaginez? » affirme, abasourdi, Amine al-Kazzi. Dans sa « Déclaration urbaine de Beyrouth », l’ordre des architectes et des ingénieurs avait pour sa part formulé la nécessité de préserver les silos détruits comme « ruines-témoins ». Bien que la capitale libanaise possède de nombreux stigmates notables des conflits qu’elle a traversés, comme l’hôtel criblé de balles Holiday Inn ou le cinéma en forme de bulle The Egg, il n’existe aucun mémorial, sur le modèle de celui d’Hiroshima par exemple, dans lequel le public pourrait venir se recueillir, s’informer ou simplement flâner. « J’aimerais bien qu’ils fassent quelque chose comme ça. Je pourrais y emmener mes enfants, dans dix ans, et leur montrer où travaillait leur grand-père », aime à penser Tatiana Hasrouty dont les yeux s’emplissent d’espoir. « L’argument du manque à gagner économique est tout simplement un faux problème. Il y a mille et une façons de diversifier les recettes du port à travers un modèle viable. Selon moi, ce site est devenu sacré en un sens. Et en tant que tel, on ne peut plus le penser en termes de valeur marchande mais dans sa valeur symbolique », avance l’architecte Carlos Moubarak.

La face ouest moins endommagée des silos d'où se déversent les grains qui attirent des quantités d'oiseaux. Photo Dia Mrad

Jusqu’ici aucun agenda n’a été formulé par le groupe silos et le moment où la structure pourrait s’effondrer, partiellement ou entièrement, est impossible à prédire. Beaucoup s’inquiètent du fait qu’une démolition de l’ouvrage, perçu comme le garant de la préservation de la mémoire collective, accélère l’oubli de ce tragique évènement qui a marqué toute une génération. Comment faire perdurer les ruines des silos dès lors qu’ils ne seraient plus inscrits dans l’espace ? « La déconstruction de cette icône nationale pourrait faire partie du processus de mémorialisation, » selon Carlos Moubarak. « Par ailleurs, on pourrait aussi très bien imaginer des dispositifs architecturaux qui permettent, par exemple, de reconstituer sa silhouette ou encore évoquer son existence antérieure. » Rien n’est perdu quand on choisit de lutter contre l’oubli.

Ils se tiennent encore là, au port de Beyrouth. Blocs mutilés mais toujours debout, saluant la mer sur leur côté nord et la ville sur leur côté sud. On dit même que les silos ont sauvé des vies en absorbant une part importante de l’onde de choc lorsque des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé le 4 août 2020 au sein du hangar numéro 12, pulvérisant...
commentaires (3)

« J’aime les comparer à trois rangs de soldats. Ceux de la première ligne sont tous morts, ceux de la deuxième ont été amochés, ceux de la troisième ont tenu. » Emmanuel Durand, ingénieur français, spécialiste des silos. Très bon travail. Très bel article en tous cas. ??????

CODANI Didier

08 h 56, le 03 août 2021

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Commentaires (3)

  • « J’aime les comparer à trois rangs de soldats. Ceux de la première ligne sont tous morts, ceux de la deuxième ont été amochés, ceux de la troisième ont tenu. » Emmanuel Durand, ingénieur français, spécialiste des silos. Très bon travail. Très bel article en tous cas. ??????

    CODANI Didier

    08 h 56, le 03 août 2021

  • BRAVO Marie Jo Sader! Beau travail!!

    BARAKAT Hoda

    10 h 43, le 02 août 2021

  • ALLAH YIRHAMON MAIS LA VIE NE S,ARRETE PAS. LEURS AMES VOUDRAIENT VOIR PUNIR LES RESPONSABLES MAIS LE PAYS DEPASSER CETTE CATASTROPHE EN DEGAGEANT TOUS LES MAFIEUX ET ENTRANT DANS LA PHASE DES REFORMES POUR LE BIEN DE LEURS FAMILLES ET PARENTS ET CELUI DE TOUT LE PEUPLE.

    ECLAIR

    09 h 43, le 02 août 2021

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