Les parents des victimes de la double explosion au port de Beyrouth ont encore, et malheureusement, une très longue bataille à mener face à une classe politique dont une partie donne le sentiment de vouloir tout faire pour éviter que l’enquête n’aboutisse, ou du moins qu’elle soit limitée au niveau de la détermination des responsabilités. Ce, pour des raisons qui ne sont pas les mêmes chez tout le monde.La conclusion, en queue de poisson, de la séance conjointe qu’ont tenue vendredi dernier à Aïn el-Tiné le bureau de la Chambre et la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice en est la preuve. Celle-ci était supposée paver la voie à une réunion du Parlement pour statuer sur les demandes concernant la levée de l’immunité des députés Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter et Nouhad Machnouk, respectivement anciens ministres des Finances, des Travaux publics et de l’Intérieur. Mais jusqu’à présent, les positions de plusieurs grands blocs parlementaires ne sont pas claires. Ces protagonistes indécis préfèrent attendre que le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur la tragique explosion du 4 août 2020, fournisse au bureau de la Chambre les documents que celui-ci avait réclamés vendredi et qui seraient à même de « confirmer les suspicions invoquées » dans la décision de M. Bitar du 2 juillet, dans laquelle ce dernier avait demandé la levée de l’immunité des responsables concernés. Sauf que pour certains observateurs, cette demande est une façon de montrer qu’il ne faut rien attendre de la séance parlementaire. « Demander ces documents est une atteinte à l’enquête qui devrait demeurer secrète », explique à L’Orient-Le Jour Ziad Baroud, ancien ministre de l’Intérieur. Et cela, de nombreux parlementaires le savent.
Au-delà du volet juridique et légal, la bataille qui oppose le juge Bitar à la Chambre est ainsi éminemment politique. D’autant que quelques jours après la décision de Tarek Bitar de demander les autorisations d’usage pour la levée des immunités parlementaires, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait critiqué, quoique prudemment, la démarche du juge, exprimant ainsi les réserves de son parti quant à une éventuelle levée de l’immunité des parlementaires visés par le magistrat. Les regards restent braqués sur le président de la Chambre et leader du mouvement Amal, Nabih Berry, tout aussi concerné par la demande du juge dans la mesure où deux ex-ministres appelés à comparaître devant M. Bitar lui sont proches. Ali Hassan Khalil est son bras droit politique, tandis que Ghazi Zeaïter est membre de son bloc parlementaire.
En tant que président de la Chambre, M. Berry a le dernier mot au sujet de la tenue – ou non – des séances plénières, ce qui aujourd’hui suscite des craintes quant à une éventuelle volonté de renvoyer le débat aux calendes grecques. Le vice-président de la Chambre, Élie Ferzli, assure à L’OLJ que « le chef du législatif ne peut pas outrepasser les dispositions des textes en vigueur, notamment pour ce qui est d’un possible vote au Parlement d’une levée d’immunités ». Mais lui aussi lie cette démarche à « la réponse de Tarek Bitar à notre requête ». « Nous sommes pour la levée des immunités, à condition que la procédure respecte les lois en vigueur », martèle-t-il. Ce qui signifie, en d’autres termes, que l’éclaircie n’est pas pour demain.
Le courant du Futur, dont l’ex-faucon Nouhad Machnouk est visé par la décision de Tarek Bitar, temporise lui aussi avant de dire son dernier mot. « Nous attendons la réponse du juge, parce que nous nous conformons aux textes de loi en vigueur », déclare à L’OLJ Hadi Hobeiche, député haririen du Akkar. « Se prononcer au sujet des immunités d’une façon prématurée est une prise de position politique, et non une démarche qui respecterait la logique du bon fonctionnement des institutions », poursuit le parlementaire, précisant qu’à ce stade « la balle est exclusivement dans le camp de la justice ». Une des interprétations de la position du Futur, qui avait mené une bataille longue et féroce afin que justice soit rendue dans l’affaire de l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, est que le parti de Saad Hariri ne voudrait pas monter Nabih Berry contre lui, à l’heure où les deux se retrouvent dans une même tranchée dans la bataille avec le camp présidentiel autour de la formation d’un cabinet.
Dans ce contexte d’alignements politiques, on ignore jusqu’à présent quelle va être la réponse du magistrat qui, de sources concordantes, ne peut pas soumettre à la Chambre l’ensemble des éléments sur base desquels il a engagé des poursuites contre les anciens ministres. Il disposerait toutefois, en cas de blocage, d’un certain nombre de dispositifs qui lui permettent de poursuivre sa mission. L’un de ces dispositifs est la publication de l’acte d’accusation qui relate tous les détails relatifs à l’explosion et expliquerait ainsi les raisons pour lesquelles des poursuites ont été engagées contre des personnalités politiques et sécuritaires.
« Bataille politique »
Si le PSP de Walid Joumblatt, allié de longue date du président de la Chambre, a exprimé son soutien à l’enquête que mène la justice libanaise au sujet du drame du 4 août dernier, il n’est pas allé jusqu’à s’exprimer expressément au sujet de la levée des immunités. C’est ce qui ressort d’un tweet posté hier par M. Joumblatt. « Conséquents avec nous-mêmes, tout comme nous avons soutenu une enquête internationale au sujet du crime (de l’assassinat de) Rafic Hariri, nous appuyons l’enquête libanaise autour de l’explosion au port de Beyrouth qui a fait un nombre de victimes et des dégâts inédits », a-t-il écrit. Une source joumblattiste assure toutefois à L’OLJ que le bloc « votera pour la levée des immunités, quelles que soient les conclusions du rapport du bureau de la Chambre et de la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice ». Excluant la théorie d’une pique de Moukhtara en direction de Aïn el-Tiné, le proche de M. Joumblatt insiste sur le caractère « éthique » de cette prise de position, au vu de l’ampleur et de la gravité du drame.
C’est également sous cet angle « éthique et humain » que les Forces libanaises disent aborder la question. Dans une intervention télévisée samedi soir, Georges Okaïs, député FL de Zahlé, a exhorté les médias et les Libanais dans leur ensemble à se joindre au forcing que sa formation entend exercer pour que la justice suive enfin son cours normal. « Pour nous, il s’agit d’une farouche bataille politique et nous irons jusqu’au bout », affirme à L’OLJ un proche du leader des FL, Samir Geagea, rappelant que les FL sont « le seul parti à s’être opposé à la décision du bureau de la Chambre ». « Nous espérons que tous les protagonistes mèneront cette lutte à nos côtés », dit-il, estimant que « c’est ce rôle que les députés démissionnaires auraient dû jouer, au lieu de se trouver aujourd’hui loin de l’arène politique ».
Le CPL de Gebran Bassil, plus que jamais à couteaux tirés avec Nabih Berry, s’est lui aussi montré samedi en faveur de la levée d’immunité, estimant en substance que ce genre d’obstacles ne devrait pas entraver le cours de la justice.
Face à ces positions et indécisions, il semble difficile de se faire une idée du pointage des voix sur une éventuelle levée des immunités, ce qui suscite des craintes quant à l’avenir de l’enquête. Les parents des victimes, ne pouvant pas rester les bras croisés, sont passés à la vitesse supérieure, samedi. Ils ont exprimé leur colère sous les fenêtres de Nouhad Machnouk et du ministre sortant de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, qui avait refusé, vendredi, d’accorder l’autorisation de poursuivre le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim.
commentaires (7)
KOLLON YAANI KOLLON!
IMB a SPO
18 h 06, le 12 juillet 2021