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Le bébé de la Méduse

Quel enfant ne s’est-il pas perdu en rêveries à l’écoute ou à la lecture de l’épisode biblique où l’on voit l’enfant Moïse sauvé des eaux par la fille de Pharaon, alors qu’il dérivait sur le Nil dans un berceau de papyrus ?

Si cette prodigieuse odyssée mérite d’être évoquée en ces temps de détresse nationale, c’est pour plus d’une raison. Non point, bien sûr, que L’État libanais, qui aborde son second centenaire, soit, tel Moïse, un nouveau-né. Entré dans l’âge adulte sans avoir assimilé au passage celui de raison, il est frappé aujourd’hui d’une sénilité aussi dévastatrice que précoce. Car la vertigineuse désorganisation institutionnelle, financière et socio-économique du Liban, aucune attaque militaire ou seulement cybernétique n’aurait pu la provoquer avec une aussi terrible efficacité que des décennies de mal-gouvernance et de corruption; dès lors, quel besoin d’un ennemi quand la main-d’œuvre locale fait parfaitement l’affaire ?

Fidèle à l’allégorie phénicienne du Phénix, c’est bien à un retour à la vie, à une re-naissance, qu’aspire toutefois, quant à lui, le peuple. Son berceau n’est pas de papyrus, mais de fruste, de fragile carton-pâte, il fait d’ailleurs eau de partout, et les plus pessimistes le compareraient même plutôt à un pitoyable radeau de la Méduse. Couffin ou esquif d’infortune, ce qui ne varie guère cependant, c’est que les Libanais, laissés à l’abandon par leurs propres gouvernants, vivent désormais dans l’attente obsessionnelle de la main secourable qui leur sera tendue du dehors.

Une telle assistance étrangère ne serait pas chose vraiment nouvelle ; en plus d’une tragique occasion, le monde extérieur a pu faire preuve de solidarité avec le Liban. Et pourtant, la sollicitude internationale revêt depuis peu une consistance et une ampleur inédites ; d’aucuns croient même y voir une amorce de tutelle, même si elle se veut de nature et de vocation humanitaires surtout. Aide directe à la population, menacée de privations dans ses besoins les plus vitaux, et secours d’urgence aux forces de l’ordre : les démarches menées par les États-Unis et la France traduisent déjà, en soi, une volonté de prendre en charge, sans y être expressément invités, ces mêmes responsabilités – pourtant basiques – auxquelles se dérobe honteusement le pouvoir libanais. S’y ajoute d’ailleurs un volet explicitement politique, puisqu’il s’agit aussi de multiplier les pressions sur la faune dirigeante pour hâter l’avènement d’un gouvernement habilité, et apte, à entreprendre des réformes : tâche à laquelle devrait être associée une Arabie saoudite plutôt réticente. Dans la foulée d’une concertation, tenue à Rome, entre les ministres des AE des trois pays, c’est précisément ce que s’efforcent d’obtenir, à Riyad même, les ambassadrices de France et des États-Unis à… Beyrouth. Sans précédent dans les annales est une telle mission, conjointement confiée à deux diplomates partageant la même affectation, dans un pays tiers auprès duquel elles ne sont pas accréditées. Suivant de peu la douche froide qu’administrait, mardi, l’ambassadrice Anne Grillo au Premier ministre démissionnaire, ce curieux exercice de saute-mouton en dit long en revanche sur le peu de cas qu’il est fait, en toute justice, du pouvoir libanais …

* * *

C’est bien ce maître mot de justice qui nous ramène irrésistiblement à nos traumatismes de naufrage en eaux profondes, et aussi à ces espérances de secours qui scellèrent le fabuleux destin de Moïse. Sinistrement éloquente était ainsi la réunion, hier, du Bureau de l’Assemblée, consacrée à la levée de l’immunité parlementaire de députés mis en cause par l’enquête judiciaire sur la meurtrière explosion du port de Beyrouth. Comme on s’y attendait, la quasi-totalité des forces politiques présentes ont joué l’obstruction, fort mal camouflée par les flots de grossières, verbeuses et oiseuses finasseries débitées en fin de séance. Comme on s’y attendait aussi, et sans même feindre l’atermoiement, le ministre sortant de l’Intérieur s’est refusé à toute comparution du directeur de la Sûreté générale ; voilà qui permettait à ce dernier de clamer, sans le moindre risque, son entière soumission à la loi.

Si l’honneur national était sauf, c’est aux familles des victimes de l’hécatombe qu’on le devait : à leur sainte colère, à leur foi dans l’irréductible détermination du juge d’instruction Tarek Bitar. Reste à se demander si, face à tant d’obstacles posés sur la voie de la vérité, une enquête internationale ne va pas s’avérer quand même nécessaire pour l’émergence de cet État de droit qui est un des principaux gages de la survie du pays.

L’explosion du port, c’était un terrifiant concentré de tous les maux qui accablent le Liban ; toutes proportions gardées, c’était notre Pearl Harbour, une déclaration de guerre à ce qu’est, et doit être, le Liban.

C’était un infernal aboutissement, ce doit être désormais le commencement.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Quel enfant ne s’est-il pas perdu en rêveries à l’écoute ou à la lecture de l’épisode biblique où l’on voit l’enfant Moïse sauvé des eaux par la fille de Pharaon, alors qu’il dérivait sur le Nil dans un berceau de papyrus ?Si cette prodigieuse odyssée mérite d’être évoquée en ces temps de détresse nationale, c’est pour plus d’une raison. Non point, bien sûr, que...