On se demande parfois, alors que la moitié de Beyrouth a été pulvérisée, plus de deux cents âmes arrachées à leurs proches, plus de six mille habitants touchés dans leur chair et qui portent encore leur douleur, des centaines de milliers dépossédés de leurs maisons, de leurs biens, de leurs souvenirs, des millions traumatisés pour le restant de leurs jours ; alors que cette colossale explosion n’a laissé personne indemne, on se demande par quel hasard aucun dirigeant ni aucun membre de sa famille n’a été effleuré par la catastrophe du 4 août 2020. Ces gens-là, à l’évidence, n’ont jamais partagé la vie de la ville. Comment partageraient-ils sa mort ? Bien avant la « révolution » de l’automne 2019, Beyrouth leur était étranger. L’effervescence de la capitale, son énergie, sa liberté, sa créativité, son génie les ont toujours effrayés. On ne les a jamais vus marcher dans les rues, parler aux passants, entrer dans un petit commerce. Ceux d’entre eux qui habitent en ville n’habitent pas la ville. Ils hantent des îlots sécuritaires encastrés dans des quartiers où ils obligent les riverains à faire mille détours pour sortir de chez eux, se rendre à leur travail ou faire leurs courses. Les autres se sont aménagé des nids de vautours sur les hauteurs environnantes. La nuit, quand tout le pays est plongé dans l’obscurité, dévoré par les moustiques, grouillant de cafards et de rats, empêtré dans la touffeur de l’été et la peur du lendemain, leurs forteresses irradient un luxe illégitime et lointain. Tous préfèrent rester dans le giron de leurs « gens », cette domesticité électorale qui sent la maison et qui les conforte dans une certaine idée de leur toute-puissance. L’une des plus brillantes idées de la « thaoura » a été de les harceler dans les rares lieux publics où ils osaient encore s’aventurer. Au-delà de la fureur des manifestations, entre rage de vivre et rage tout court, c’est sans doute cette impossibilité de se montrer en public qui leur a fait prendre conscience de leur vraie dimension et du mépris qu’ils inspirent. On les a de moins en moins entendus depuis lors, sinon pour ajouter quelques perles au bêtisier de ce règne aussi crépusculaire qu’imbécile.
Que tous ceux qui croient que la révolution était vaine nous répondent aujourd’hui du bien-fondé de leur fidélité à ces créatures qui n’ont jamais eu le souci de leurs administrés. Jusqu’où pouvait-on les laisser tranquillement mendier sur notre compte, se partager les commissions, ne laisser qu’à regret – et vraiment pour la forme – une part congrue de l’argent public à quelques infrastructures bâclées, isoler le Liban sur les plans économique et diplomatique sans aucune autre raison qu’un sectarisme primaire et un orgueil communautaire superficiel et puéril ? À l’heure où le soleil se couche sur ce bout de terre dont la diversité a été la principale raison d’être, l’hydre de l’intolérance étend son ombre dévoreuse de richesses. Elle vide de ses forces vives le seul pays de la région qui ait tenté, et parfois réussi, la belle aventure de la coexistence. Ceux qui restent : une population vieillissante, à bout de forces, privée de ses économies par la faillite organisée de l’État et du système bancaire. Une jeunesse instruite, ailes coupées, frustrée de voir ses compétences étouffées dans l’œuf par manque d’opportunités. Une autre jeunesse sans rien pour grandir, livrée à un système éducatif failli à son tour, déserté par ses enseignants dont les salaires qui déjà ne tenaient pas le mois, ne tiennent plus la semaine. Celle-là constitue le gros du bataillon, avec la masse des réfugiés de Syrie et de Palestine, vouée à la pauvreté la plus noire, proie facile des organisations extrémistes et des trafiquants en tous genres. Plus que jamais, que ceux qui le peuvent continuent à œuvrer, même de loin, à sauver ce qui peut l’être. Que continuent à biper ces messages d’entraide, ces appels à médicaments, à bourses universitaires, à toute forme de secours, et que les « case closed » se succèdent en cascades. La pauvreté fragilise, abrutit, asservit, crée de la dépendance, tue l’amour-propre. Mais elle peut être aussi une chance pour l’intelligence. Vous du monde libre, veillez-y.
commentaires (3)
Je ne sais pas quoi ajouter, tant ce texte poignant exprime notre tendresse et notre douleur. Merci pour votre lumière dans notre nuit.
Christine KHALIL
11 h 36, le 11 juillet 2021