De partout, des voix nous murmurent que nous ne sommes pas seuls. Tous, au Liban, nous recevons ces messages qui nous informent que tel a besoin d’un médicament introuvable, que telle famille a besoin de soutien, aussitôt suivis d’un triomphal « case closed ». Aussitôt demandé, aussitôt pourvu. En ouvrant les yeux sur la misère qui gagne le tissu social libanais, ce journal se voit lui-même transformé en boîte postale pour réceptionner des aides et se convertit en ONG involontaire. D’Athènes, ma collègue L. m’écrit : « Nos cœurs d’expatriés se brisent un peu plus à chaque jour qui passe. Des groupes de solidarité se forment, des gens qui ne se connaissent pas entre eux. Dès qu’un appel est lancé, tout le monde répond présent, et se démène pour assurer et convoyer une somme ou un objet à ses propres frais. » Et tout à l’avenant, nous le savons, dans chaque parcelle de la mappemonde, nous avons quelqu’un sur qui nous pouvons compter. Chers expats… Enfants, frères, sœurs, cousins, cousines, amis ou même simples connaissances, les otages que nous sommes vous saluent et vous remercient. Grâce à vous, souvent, des vies sont sauvées, et vous représentez, pour ce pauvre pays – le vôtre – et pour un grand nombre d’entre nous, la dernière planche de salut.
Gérer ses frustrations est au Liban un travail à plein temps. Nous ne vous raconterons pas les files quotidiennes et le stress devant les stations d’essence, les images font le tour du monde et parlent d’elles-mêmes. À peine a-t-on digéré les prix des denrées que le lendemain ils doublent. Le lait maternisé a simplement disparu des étalages des pharmacies, alors que dans les dépôts, d’après témoins, il abonde. On se demande ce qu’espèrent les commerçants en retenant ainsi ces marchandises que l’on sait périssables à plus ou moins long terme. Quel sera pour eux le bon moment de les sortir ? Qu’importera alors leur prix, double, triple ou quintuple ? Restera-t-il d’ailleurs des commerçants pour ces produits considérés de première nécessité et qui ne leur rapportent plus grand-chose ? Combien durera ce calvaire ?
À douze ans, dans la cage d’escalier où nous étions entassés alors que pleuvaient les bombes, j’ai entendu notre voisine, qui était alors proche de l’ambassadeur d’une grande puissance étrangère, affirmer que la guerre durerait quinze ans. Quinze ans! Sous les bombes? Sans école? Sans savoir où aller ? Fuyant de quartier en quartier, de ville en montagne ? Je calculais que quand tout serait fini, si je survivais, si les miens survivaient à cet acharnement, j’aurais 27 ans et je serais adulte sans avoir connu l’adolescence. J’ai retenu mes larmes. Les larmes dans les abris sont contagieuses. Quinze années ont passé avec ce souci permanent, épuisant, de trouver un abri, garder la jauge pleine et la voiture prête au départ, faire des provisions d’aliments et de médicaments pour ne pas manquer du minimum vital. Que de fois nous avons fait la queue pour une ration d’essence qui se vendait informellement au gallon et qu’on pompait à la bouche. Que de fois, pour un paquet de pain, les malheureux qui patientaient dans les files étaient déchiquetés par un obus sadique.
Et de fait, à mes 27 ans, du jour au lendemain, tout s’est arrêté sans vraiment finir. La paix syrienne avait sévi. Le prix en était notre silence. Ne rien dire, ne rien contester, ne rien dénoncer. Nous avions accepté. Sortir la tête de l’eau n’était pas une mince affaire. Les excès qui ont suivi ces années d’enfermement ne s’expliquent pas autrement que par un besoin de rattraper le temps perdu. Le délire de la chirurgie plastique, les fêtes pléthoriques et vertigineuses, l’argent jeté sans compter : l’adolescence reprenait ses droits dans des corps d’adultes qui n’avaient pas appris à grandir.
Ne nous demandez pas pourquoi nous ne reprenons pas les rues après l’euphorie de l’automne 2019. Réclamer des droits ? Mais à qui ? À quels incapables surarmés, surprotégés contre le peuple qui leur a donné mandat pour des missions qu’ils ont confondues avec des privilèges ? À quels voleurs qui ont cru posséder un blanc-seing sur un business appelé Liban ?
Patientez avec nous. Ce pays minuscule aurait été si facile à gérer et à faire prospérer si la classe gouvernante avait eu un seul jour le souci des Libanais. Au lieu de quoi, elle pavane entourée de gardes du corps, grisée de l’amour que lui porte une poignée de partisans aveuglés, incapable de souffrir la critique, lâchant ses hommes – pauvres choses dressées à mordre pour un salaire médiocre – contre les rares voix qui s’élèvent encore au-dessus de la lassitude générale. Patientez, ils n’ont rien pour tenir. Espérez en Yasmine et la génération de Yasmine.
commentaires (5)
Je suis venu de Paris après le 4 août pour une ONG. Repartir trois mois après m’a brisé le cœur. Mais me revoilà pour longtemps avec mes valises chargées de lait et de médicaments. «Beirut mille fois détruite, Beirut mille fois reconstruite » L’espoir est là. Jérôme.
de Rivoyre Jérôme
17 h 42, le 18 juin 2021