Petit sourire en coin, le regard tourné vers la caméra, Gebran Bassil semble fier comme Artaban sur la grosse bécane orange de Saad Hariri. L’heure est aux plaisanteries et au rapprochement politique. Mais le cliché, immortalisé en 2015 dans la maison du chef du courant du Futur à Djeddah, est terriblement ironique aujourd’hui. Et pour cause : si le Liban n’a pas de gouvernement depuis 10 mois, c’est avant tout parce que ces deux hommes ne sont plus capables de se retrouver dans la même pièce. Durant des années pourtant, leur duo a été le moteur du pouvoir libanais, défiant les pronostics et bouleversant les vieilles alliances politiques.
Ils sont nés la même année, ont fait leurs débuts sur la scène politique durant la même période, sont tous les deux chefs de leur parti et ont cherché à incarner la prise de pouvoir de la « nouvelle » génération. En scellant leur entente envers et contre toutes les équations libanaises habituelles, ils pensaient avoir le beau rôle face aux vieux loups, de Nabih Berry à Walid Joumblatt en passant par Michel Aoun. Ce sentiment partagé d’avoir non seulement un intérêt mais un destin commun a été au cœur de la relation entre Saad Hariri et Gebran Bassil. Pas de projet politique ou de visions partagées, mais juste l’ambition de pouvoir, ensemble, diriger et transformer le pays, en s’affranchissant des anciennes règles. Dès 2015, c’est Nader Hariri, alors chef du bureau politique du leader sunnite, qui enfile le costume de l’entremetteur. L’objectif ? Préparer le retour de Hariri grâce à une alliance avec celui qui est considéré comme « le plus fort » sur la scène chrétienne. « Il était persuadé que c’était le seul moyen pour permettre à Hariri de faire son come-back », témoigne un proche de Nader Hariri. « Il considérait aussi que cela soulagerait Hariri de ses vieilles alliances, devenues contraignantes, avec Samir Geagea, Walid Joumblatt et Nabih Berry », ajoute la source précitée. Nader Hariri pose les jalons d’une entente durable dont le point fort est le compromis présidentiel en 2016 et qui résistera à plusieurs crises, dont la séquestration de l’ancien Premier ministre à Riyad.
« Sultan Salim »
Les deux leaders tentent de se présenter comme les « Béchara el-Khoury et Riad el-Solh » des temps modernes. Quand le « plus fort » des sunnites s’entend avec le « plus fort » des chrétiens, tous les autres acteurs sont de facto marginalisés. Seul le Hezbollah y trouve son compte, bénéficiant ainsi d’une double couverture chrétienne et sunnite. L’idylle pouvait toutefois difficilement durer. Dès le départ, la relation est beaucoup trop déséquilibrée. Bassil est trop fort pour Hariri. Trop ambitieux, trop dynamique, trop autoritaire. Au sein du Hezbollah, on le surnomme « sultan Bassil », en référence au « sultan Salim », le frère de Béchara el-Khoury qui contrôlait en fait tous les rouages de l’État. « Je vais faire oublier aux chrétiens Camille Chamoun et Bachir Gemayel » , disait le chef du Courant patriotique libre à son entourage, selon un homme politique témoin de la scène. Bassil veut marquer l’histoire, Hariri veut y jouer un rôle. La volonté de ce dernier de reprendre le Sérail à tout prix lui vaut le désamour de ses anciens alliés. « Ne vous attendez jamais à ce que je sois en désaccord avec Michel Aoun, ni à ce que je m’oppose à ses consignes », dit-il en 2018 à un Walid Joumblatt soucieux de défendre sa vision sur la préparation de la loi électorale.
Pendant des années, Bassil profite du compromis présidentiel pour prendre « sa part », qu’il estime lui revenir de droit, dans les institutions. Dans son esprit, l’État profond est contrôlé depuis des décennies par la « troïka » Hariri-Berry-Joumblatt. Il s’agit d’inverser la tendance. Tout est prévu dans l’accord initial : le partage du gâteau dans tous les secteurs, de l’électricité aux télécommunications, en passant par la sécurité et les nominations militaires et judiciaires, et la loi électorale. Cela en est arrivé au point où tout fonctionnaire de la communauté sunnite qui devait être nommé devait avoir l’aval de Bassil, selon des sources proches de Hariri, qui étaient dépitées par ces actions. Le gendre du président place des hommes à lui dans tous les recoins stratégiques de l’État. Il nomme par exemple Rami Adwan, le chef de son bureau politique, comme ambassadeur à Paris, en dépit de tous les us et coutumes en matière diplomatique.
« Au final, vous reviendrez vers moi »
L’alliance s’effondre au moment où la rue se met à gronder. En octobre 2019, Hariri tente de surfer sur la vague du mouvement populaire pour annoncer la fin de l’entente. Depuis, le Liban est prisonnier de leur dispute. Ils ont besoin l’un de l’autre pour exister politiquement, dans le partenariat comme dans l’opposition. Pas de gouvernement possible sans un accord entre eux. Et en même temps, leur animosité réciproque est l’une des rares choses qui les maintiennent politiquement en vie aujourd’hui et sur laquelle ils jouent dans la perspective des élections législatives. « Vous êtes allé trop loin dans votre attaque, mais au final, vous reviendrez vers moi. Mais cette fois-ci, la route sera plus longue », dit le gendre du président, selon un de ses proches, à Hariri le 14 février 2020. « Hariri n’aura pas d’autre choix au final que de tendre la main à Bassil », assure le proche du chef du CPL.
Dans le camp aouniste, on considère que le leader sunnite est dans une position de faiblesse en raison de l’émergence de nouvelles personnalités politiques au sein du leadership sunnite, et à cause de ses mauvaises relations avec l’Arabie saoudite. « Il ne peut plus compter sur les Français, ni sur Walid Joumblatt et Samir Geagea, donc il reviendra vers nous », dit un responsable au sein du CPL. De l’autre côté du miroir, on ferme complètement la porte à cette perspective. « Bassil ne sait pas s’arrêter. Il veut toujours plus, il veut tout contrôler », dit un responsable au sein du courant du Futur. Alors que les deux parties se rejettent la responsabilité de l’effondrement, leurs proches admettent que le différend entre eux n’est ni politique, ni idéologique, ni même sur la façon de diriger l’État, mais avant tout une affaire personnelle. Dans les trente dernières années de la vie politique libanaise, il n’y a pas eu deux personnalités dont les destins étaient ainsi liés.
commentaires (19)
"… Hariri-Bassil, pour le meilleur et pour le pire …" - en tout cas, dans le pire, c’est eux les meilleurs… :-D
Gros Gnon
20 h 15, le 15 juin 2021