Leurs visages circulent en boucle sur les réseaux sociaux. Les médias se les arrachent. Mohammad et Mona el-Kurd sont parvenus au cours des derniers mois à porter la voix de plusieurs familles palestiniennes menacées d’expulsion par un tribunal israélien en début d’année dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. Enfants, adolescents puis jeunes adultes : l’histoire de la vie de ces jumeaux de 23 ans se confond avec celle du quartier, de la ville, et de tout un peuple. Un coup de projecteur qui a remis au premier plan la question de la dépossession du peuple palestinien. Alors forcément, quand les jumeaux Kurd ont été tour à tour arrêtés par les autorités israéliennes dimanche, avant d’être relâchés dans la journée, c’est tout un symbole qui a été pris pour cible.
Mais au-delà des « stories » Instagram célébrant la libération, la fièvre médiatique entourant l’épisode est remplie de paradoxes. D’abord parce qu’elle semble induire que les cas de Mohammad et Mona sont exceptionnels, passant sous silence le caractère systématique et constant de la politique d’incarcération. Rien ou presque par exemple n’est dit des 4 500 autres Palestiniens, anonymes, détenus dans les prisons depuis des mois, des années ou des décennies.
Le « symptôme Kurd », c’est donc cela : une photographie instantanée, tronquée, sacrifiant une partie de la réalité. Une lecture plus générale aurait par exemple le mérite de rappeler que, depuis 1967, « environ 40 % des hommes palestiniens sont passés par les prisons israéliennes », ainsi que le montre Stéphanie Latte Abdallah, chercheuse au CNRS (CERI-Sciences Po), dans son ouvrage La toile carcérale, une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, mars 2021). Pour cette dernière, l’incarcération de ces « détenus politiques, prisonniers de guerre ou détenus de sécurité, selon les termes employés côté israélien ou palestinien », remplit une fonction spécifique au sein d’un système de gouvernance. Un « mécanisme de contrôle permettant de gérer un conflit continu, de basse intensité, de manière presque “managériale” », aux côtés d’autres dispositifs comme le système des permis de circulation ou des checkpoints.
« Toile carcérale »
Si elle se distingue par son caractère massif et quasi systématique, cette « politique de l’enfermement » prend des formes différentes en fonction de l’époque et de la zone géographique. En place depuis le début de l’occupation, elle cible aujourd’hui tout particulièrement « les Jérusalémites et les Cisjordaniens qui sont surreprésentés par rapport aux Palestiniens d’Israël mais aussi aux Gazaouis », indique à L’OLJ Stéphanie Latte Abdallah, avant de préciser que le taux relativement bas d’incarcération dans la bande de Gaza fait suite au désengagement israélien de 2005. Un Palestinien de Hébron ou de Ramallah a donc statistiquement plus de chances de se faire emprisonner au cours de sa vie qu’un Palestinien résidant à Haïfa ou à Gaza, et il sera également jugé selon des modalités différentes, soumis à une juridiction militaire et non civile. « C’est pour cela que je parle de toile carcérale, parce qu’il y a une capacité, en termes juridiques, d’emprisonner quasiment tous les Palestiniens », estime Stéphanie Latte Abdallah.
Malgré l’existence d’une documentation fournie, ce motif carcéral est pourtant souvent passé sous silence dans la mesure où il est intégré au sein d’un discours sécuritaire plus large. « Un processus qui tend à rendre invisibles ces réalités et à dissimuler certains chiffres, notamment le fait qu’aujourd’hui, moins de 1 % des dossiers jugés devant des cours militaires le sont pour des accusations d’homicide ou de tentative d’homicide. Dans la majorité des cas, d’autres motifs sont donc invoqués, des délits de droit commun, comme le fait d’appartenir à un parti politique… » poursuit la chercheuse, qui rappelle que l’ensemble des partis politiques palestiniens sont encore formellement considérés comme terroristes, y compris le Fateh signataire des accords d’Oslo.
Cette politique se répercute à son tour sur les différents aspects de la vie de ceux qu’elle gouverne. Psychologiquement, socialement, culturellement, économiquement, et surtout politiquement : la généralisation de l’enfermement imprime ses marques sur toutes les dimensions de la vie de la communauté. Côté palestinien, une nouvelle culture politique a par exemple émergé (jour de célébration des prisonniers, activité politique continue en prison, légitimité populaire des anciens prisonniers…), amenant à considérer les détenus « comme des soldats au front », « comme l’avant-garde de la nation », explique Stéphanie Latte Abdallah. En parallèle, les difficultés et les obstacles pratiques qui en découlent ont également « des effets lourds à la fois sur la forme de politisation possible, mais aussi sur les vécus… » poursuit cette dernière.
Mais l’État hébreu n’a pas l’apanage de la pratique. Il a au contraire pu s’appuyer sur une tendance mondiale à développer des superstructures à la pointe de la technologie et pensées dans une optique d’« industrialisation de l’enfermement ». L’auteure américaine Angela Davis parle à ce titre du « prison industrial complex » (le complexe industrialo-pénitentiaire), en référence aux systèmes carcéraux américain et israélien. « Côté États-Unis, c’est une manière de gouverner la pauvreté ou les questions sociales par le carcéral. Côté israélien, c’est une manière de contrôler l’occupation plutôt que de gouverner des questions sociales », explique Stéphanie Latte Abdallah. Dans le sillage du 11 Septembre, la tendance s’accélère. À partir de là, « Israël s’aligne sur des questions globales de lutte contre le terrorisme, certaines lois ayant même été pensées de manière concomitante dans les deux pays », estime la chercheuse.