L’une des trois pires crises économiques que le monde a connues depuis le milieu du XIXe siècle. L’une des plus grandes explosions non nucléaires de tous les temps. Records. Et par-dessus, ajoutons la pire classe politique en termes d’ignorance, d’arrogance, d’incompétence, d’indifférence et de fatuité, et le pire taux de corruption, son corollaire. Comment en arrive-t-on là ? Les réactions à l’état de santé défaillant, ces derniers jours, du chef du Hezbollah nous ont rafraîchi la mémoire. S’il n’est pas rare de voir certains de nos compatriotes se livrer « sang et âme » à leur leader, le vocabulaire qui a fleuri sur les réseaux sociaux à l’idée qu’il puisse lui arriver quelque mal est épique. L’homme de l’Iran au Liban, l’irascible champion du bloc
antioccidental, l’homérique challenger d’Israël s’est vu ainsi publiquement recouvert de mots doux à faire rougir un jouvenceau : « Coquelicot de mon cœur », « Âme de mon âme », «Notre passion pour toi est éternelle », « Maître, apaise mon cœur et rassure-moi sur ta santé », « Seigneur Dieu, il est le baume de nos jours, ne nous prive pas de lui ». Voir ainsi cajolé un guerrier réputé redoutable éclaire d’un jour particulier la relation littéralement amoureuse qu’entretient avec lui une partie de sa communauté. De même que Hassan Nasrallah appelle « les Libanais » tous ceux qui sous nos cieux n’appartiennent pas à son parti ou n’adhèrent pas à ses dogmes, les autres chefs de clan pratiquent eux aussi la théorie des ensembles, resserrant autour d’eux leurs troupeaux et rejetant les brebis, galeuses forcément, qui ne portent pas leurs couleurs. Quand, en 2009, lors de son discours de la Journée de Jérusalem (Yom al-Qods), le chef du Hezbollah, évoquant la guerre de 2006 devant ses ouailles, demandait candidement pourquoi Samir Kantar, détenu par les Israéliens, était devenu célèbre, il avait anticipé les réponses en ironisant que « les Libanais vont dire qu’on a fait une guerre pour le libérer ». Les Libanais sont ici, évidemment, « les autres ».
Le président de la République lui-même, du temps où il promettait un mandat monts-et-merveilles, n’hésitait pas à critiquer ses opposants en les appelant (les traitant de ?) « Libanais ». Ainsi, à peine installé à Baabda, un jour qu’il rassurait un groupe de jeunes visiteurs sur la santé économique du pays et autres perlimpinpins, il avait déploré que « les Libanais » soient portés sur le pessimisme, les rumeurs et l’impatience. On nous l’aura bien fait entendre et comprendre : au Liban, il y a d’un côté « les Libanais » et de l’autre les partisans. Les premiers, laissés à leur mauvais penchant pour la liberté, voire l’anarchie, forment le numéraire. Seuls contre tous, ils ont fait leur « révolution d’octobre » sans espérer de miracle face à un système habilement cloisonné. Les autres, qu’on envoie aux urnes en chantant et qu’on gratifie d’emplois publics, sont le prolongement de leur chef, son volume, son envergure et sa gloire. On pourrait comprendre leur soumission à l’aune des avantages que cela peut leur apporter : prioritaires pour les soins et l’éducation aux frais de la princesse, dispensés d’impôts et de frais de douane, et bientôt principaux bénéficiaires des cartes d’approvisionnement si le projet en est validé ; bref, toutes ces prébendes – ils l’ignorent ou le réfutent bien sûr – qui ont conduit entre autres choses à l’effondrement du siècle.
Mais l’adoration ? Mais ces états de colère dès qu’on ose critiquer l’idole qu’ils placent au-dessus de tout soupçon ? Mais cette propension à défendre le totem bec et ongles, et littéralement lui vouer leur âme et leur sang ? À réécrire l’histoire comme une chanson de geste, lui transfiguré, habillé de lumière, trucidant sur son passage tout être vivant appelé « ennemi » ? N’en a-t-on pas fini avec l’esprit de secte et ce besoin d’un supra-père, prophète de poche et magnétiseur de foules ?
Quand ma fille allait encore à la maternelle, elle avait un petit camarade affublé, à quatre ans, de tout un équipement scolaire, cartable, crayons, casquette et même cahiers, aux couleurs d’un de ces clans déguisés en partis. Cela crevait le cœur de voir à un si jeune âge sa volonté, ses goûts, ses amitiés, ses aversions délibérément hypothéqués par ses parents à un magicien d’Oz dont ils ont décidé de faire un
demi-dieu. Sans doute pensaient-ils à travers cette expression de fidélité assurer d’une certaine manière son avenir. Mais prolonger ainsi leur allégeance à travers l’enfant qui déjà se battait pour le chef en cour de récréation, c’était faire le miel du système et créer, sans le savoir, l’effet papillon dont découle la cascade de catastrophes qui s’abat sur nous aujourd’hui. Décidément, notre société est bien malade. Des « Libanais » viendra peut-être son salut.
commentaires (5)
Que c'est vrai! Que c'est malheureux, l'état où l'on est! Quel immense optimisme devons nous avoir pour sortir de cet âge de pierre dans lequel on se trouve! Merci Fifi.
Wlek Sanferlou
23 h 23, le 03 juin 2021