On était jeunes, on nous disait beaux, on buvait du whisky, peut-être frelaté, puisé dans les réserves parentales, on fumait des cigarettes de contrebande parfois achetées à des marchands ambulants qui vendaient aussi des journaux dans la clameur des embouteillages. Les filles avaient des rouges à lèvres très sombres, les garçons des chemises de plusieurs couleurs à cols boutonnés, on aimait les mocassins et les pantalons à pinces. La ville était laide avec ses façades acnéiques, crevassées de shrapnels et traces de balles. Les ordures s’accumulaient à même les trottoirs, en l’absence de bennes, offrant aux chats errants et aux rats mutants d’opulents festins. L’air était tangible, opaque et gras, chargé d’une suie dégagée par les générateurs alimentés de mauvais carburant. Beyrouth était mangée de végétation opportuniste en son cœur qui formait une jungle, un lieu interlope occupé par des gangs de fabricants d’explosifs, de proxénètes, de blanchisseurs, de faussaires et même de tueurs à gages, le tout logé dans des garages de fortune où s’employaient des gamins noirs de cambouis qui n’avaient jamais connu l’école. On lisait des livres, au moins deux heures par jour, recroquevillés dans des coins de la maison à l’abri des tirs d’obus. On louait de grosses cassettes de films que les lecteurs avalaient lentement en éructant des bruits robotiques. On achetait des magazines underground, comme Actuel, qui donnaient envie de devenir journaliste. On devenait journalistes, on enregistrait des émissions avec les moyens du bord, on mettait en page des hebdomadaires sur papier millimétré. On avait des amis qui mouraient du sida, il n’y avait ni moyen ni vraie volonté de les soigner ; il nous semblait que le destin lui-même voulait formater l’humanité et s’acharnait contre le droit à la différence. Les soirées étaient animées de discussions véhémentes, on apprenait à observer la « grande image », la grande page de l’histoire contemporaine où notre petit pays ressemblait à une rature, un regret ; on voulait croire aux gens qui le gouvernaient, les mêmes qu’aujourd’hui en plus jeunes. On en voulait beaucoup à certains, on était tristement dupes de l’intégrité des autres, on lançait des paris. Les samedis soir, on allait en boîte, dans les montagnes et les banlieues qui s’épanouissaient au détriment de la capitale en rivalisant de laideur. On noyait l’angoisse dans le bruit formidable des baffles et les flots d’alcools douteux, Michael Jackson, Chaka Khan, Aretha Franklin, Gloria Gaynor, Alphaville, Indochine, George Michael, Sade, on hurlait I’m bad! on se la jouait Big in Japan, on se donnait du courage : I Will Survive, on était amoureux : J’ai demandé à la lune, Careless Whisper. On rentrait au petit matin presque sourds, encore éblouis par les stroboscopes et le tourbillon des boules à facettes, se couchait tout habillés, se réveillait dans le coaltar, tentait de prendre une douche, toujours froide, avec le rachitique filet d’eau que voulait bien lâcher un pommeau rouillé à force de sécheresse. C’est dans ce brouillard qu’on croisait le regard abattu des mères, des pères qui n’avaient même pas un bout d’avenir à offrir. C’était les années 80. On se disait qu’un jour viendrait la fin de la guerre. On vivait de cet espoir-là.
Nous revoilà, quarante ans plus tard, presque un demi-siècle, avec l’impression d’habiter ce pays comme on tombe malade. Enferrés nous sommes dans cette glu, cette fois sans illusions, sans l’espoir d’un recours, sans passion, sans idées, sans leaders d’opinion qui feraient avancer le débat : la plupart ont été assassinés et ceux qui restent, s’il en reste, sont désabusés. Même les chauffeurs de taxi, même les épiciers n’ont plus d’avis sur la question Liban. Passé les premiers moments de panique, ils ne se renseignent même plus sur le taux du dollar. On a l’impression que tout le monde a pris la pente douce qui glisse tranquillement vers le néant. Bientôt Assad remettra le couvert à la présidence syrienne, bientôt le Liban sera un pays définitivement assisté, sa volonté nationale livrée à ceux qui le nourrissent (déjà Oman assure la tambouille de l’armée), et le camp des décérébrés aura gagné, trop heureux de ne pas avoir à songer à sa condition, content de voir assuré son carton alimentaire mensuel, s’abstenant de rêver plus grand. Pour les autres, il reste au moins les livres et la perspective, avec le recul de la pandémie, de se retrouver pour « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ». Encore et encore, ils n’auront pas notre joie, pas plus que notre humanité.
commentaires (9)
ATTENDONS VOIR IL SUFFIT QU'UN SEUL POLITICIEN , MU PAR UN REGRET OU MEME UN VENGEANCE A PRENDRE CONTRE D'AUTRES , CASSE LA MASSEBHA ET TOUS LES CORROMPUS ET CORROMPEURS SERONT IDENTIFIES POURSUIVIS ET JETER EN PRISON N'Y A T IL PAS UN SEUL CORROMPUS QUI ACCEPTE DE CE SACRIFIER ET DE DEVOILER TOUTES LES COMBINES DE S MINISTERES DE L'ENERGIE, DES FINNCES, CONTRBANDE ETC... LA VERITE QUE MR MACRON DONNE LA POSSIBILITE DE SE REFUGIER A PARIS AVEC SA FAMILLE ET VOUS AUREZ 128 ( pardon 118 aujourdhui) DEPUTES QUI SERONT PRET A SE SACRIFICER ET TOUT DEVOILER POUR UNE VIE NORMALE A PARIS
LA VERITE
03 h 18, le 09 mai 2021