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Nos Lecteurs ont la Parole

Oh ! les beaux jours...

Dans cette benne à ordures, l’adolescent est plongé jusqu’à la taille. Seules ses jambes, émaciées comme celles d’une ballerine, effectuent des mouvements gracieux en direction du ciel. Elles se plient, se tendent, se séparent, se crispent... Pliées, tendues... Le « petit rat » furetant dans la poubelle esquisse une chorégraphie absurde de l’enfance souillée. La gaze vaporeuse du tutu est remplacée par la tôle crasseuse de la benne de nos déchets.

« Oh ! les beaux jours », disait Winnie dans la pièce de Beckett, son corps à moitié enterré dans un monticule de terre, enlisé dans les détritus de la condition humaine.

Winnie fouille dans son sac et, rassurée, énumère les objets familiers qui s’y trouvent : lunettes, mouchoirs, brosse à dents... L’adolescent retire du ventre de la benne divers contenants qu’il pourrait revendre : boîtes de conserve défoncées, bouteilles en plastique, canettes qu’il retourne dans tous les sens pour récupérer sur ses lèvres les dernières gouttelettes d’une boisson sucrée. Ses jambes tendues se mettent soudain à remuer comme la queue fébrile d’un chien affamé à qui l’on vient de jeter un os décharné. Oh ! les beaux jours.

Images inversées que celles de Winnie et de l’adolescent : du monticule de terre, rien que la tête de Winnie émerge, alors que seules les jambes de l’enfant se dressent hors de la benne, ses traits juvéniles mêlés aux résidus des festins de ceux qui mangent encore à leur faim.

Dans la pièce de Beckett, le visage de Winnie s’échappe du monticule tentaculaire, la parole libre s’oppose à l’enfermement du corps et fait face aux spectateurs : « Son visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère... » écrit Levinas.

La détresse et la vulnérabilité s’expriment dans cette figure qui me fait face : elle me renvoie à mon entière responsabilité.

Il n’est pas fortuit de regarder obstinément devant soi quand un mendiant colle ses traits sur la vitre de notre voiture. C’est fou comme le feu rouge nous semble long à ce moment. Car se retourner vers l’autre, c’est le rencontrer, engager notre responsabilité, se hâter de baisser la vitre avant que le feu ne passe au vert.

Un peuple plongé dans une benne à ordures n’offre que le spectacle désolant de ses jambes, pliées, tendues, en génuflexion. Il est temps de renverser la chorégraphie, de se redresser pour présenter « cette peau à rides », l’imposer à ceux censés tenir en main notre destinée. Or, précisément, ceux-là n’ont jamais baissé les vitres noires de leurs voitures blindées pour faire face à nos visages, comme l’invite Levinas. Bien au contraire, les vitres s’épaississent, les rideaux se tirent, le quatrième mur s’érige. Ils évitent de nous reconnaître pour ne pas répondre à nos supplications. Esquiver nos attentes au profit de leurs spéculations.

En nous plongeant dans l’obscurité, menace qui se confirme de jour en jour, nos visages encombrants, désormais imperceptibles dans le noir, ne risqueront plus de solliciter leur responsabilité. Leur vaine responsabilité.

« Chacun de nous est coupable de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » Rejeter la responsabilité sur autrui, explique Dostoïevski, serait se dérober. Au-delà de ses actes propres, chacun de nous est donc coupable parce que chacun est responsable de ce plongeon collectif et désespéré dans le gouffre de nos saletés. À l’instar de cette urne électorale que nous avons remplie de petits papiers qu’on aurait mieux fait en ce temps-là de jeter dans une décharge éloignée, faute de Parlement.

On se serait sans doute épargné le spectacle, devenu quotidien, de notre dignité bafouée.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Dans cette benne à ordures, l’adolescent est plongé jusqu’à la taille. Seules ses jambes, émaciées comme celles d’une ballerine, effectuent des mouvements gracieux en direction du ciel. Elles se plient, se tendent, se séparent, se crispent... Pliées, tendues... Le « petit rat » furetant dans la poubelle esquisse une chorégraphie absurde de l’enfance souillée. La gaze...

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