Beyrouth la nuit. Toujours cette neige, myriade de bris de verre incrustés dans l’asphalte, qui brillent devant les phares le long de l’autoroute obscure. Toujours, devant le port spectral et la ville en ruine, ce passage furtif et silencieux des véhicules comme derrière un cortège funèbre dont on ne voit pas le bout. On a beau en avoir vécu d’autres, l’oubli ne vient pas. Huit mois déjà, depuis l’explosion ? Ce n’est ni long ni court, il n’est ni tôt ni tard. Il est l’heure, indéfiniment. Rien ne refroidira la colère, rien n’apaisera la tristesse, rien n’effacera le dégoût. « Tous ! » clamait la rue quand nous n’en étions encore qu’à l’effondrement économique. Il y eut de longs débats sur les cinquante nuances de « tous », mais, en fin de compte, chaque pion de ce régime crapuleux, après avoir tenté une feinte qui n’a trompé personne, s’est finalement abstenu de se déplacer. Geler frauduleusement la partie pour esquiver l’échec. Dans quel manuel explique-t-on comment se termine ce genre de situations ?
« Ils ont abandonné l’intérêt général au profit de leur intérêt particulier » s’indignait hier au Sénat le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian. Sauf que pour l’abandonner, encore fallait-il s’en soucier, le préserver, cet intérêt général : on n’abandonne pas ce que l’on soigne. Ce qu’ils attendent, Monsieur le Ministre, ce n’est pas grand-chose, à peine la direction du vent pour se déplacer d’une fenêtre à l’autre. Ils ont l’hostilité passive et la vision médiocre. À l’heure où la majorité des États se détournent de ce pays qu’ils ont vidé de toute substance, privé de toute crédibilité, transformé sur l’échiquier des nations en une pièce encombrante et sans intérêt, on les a vus espérer, du côté des États-Unis, un changement politique qui les remettrait en selle. Dans la même logique, sans doute espèrent-ils aussi quelque avènement, en France, d’une extrême droite qui renflouerait leurs petits calculs sectaires d’un autre âge. Leur temps n’est pas le temps du monde. Mais qu’ils sentent un petit coup de chaud venu de vos rivages, ils surgissent sur les réseaux et les télévisions comme des diables de leur boîte pour pointer du doigt des complices de la veille, maillons faibles d’aujourd’hui, et donner contre eux l’hallali à une meute imaginaire, trop épuisée pour répondre, trop échaudée par leurs écrans de fumée opportunistes, trop habituée à voir le bonnet se déplacer sans résultat d’une tête à l’autre, en l’absence d’une justice digne de ce nom.
Hier soir, le président de la République – hymne national, ouvrez les guillemets – nous a invités à manger du gouverneur. On pourrait s’attendre à ce que nous nous jetions sur la première pâture venue, pourvu que revienne notre argent en/volé et que la vie reprenne là où elle s’est arrêtée. Mais où en étions-nous? Parlons-nous d’un pays prospère, doté d’un secteur touristique florissant et de plages admirables, d’une agriculture optimisée, de start-up à la pointe de la technologie ? Parlons-nous de parité, de droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, des personnes âgées? Parlons-nous d’infrastructures exemplaires, de routes sûres, d’une électricité à la hauteur des milliards qu’elle a aspirés, ou bien d’énergie renouvelable? Parlons-nous d’une gestion intelligente de l’eau, trésor à portée de main et sans doute bien plus précieux que les hypothétiques champs d’hydrocarbures en Méditerranée ? Parlons-nous d’un écosystème judiciaire favorable à l’installation d’entreprises étrangères ? Ce que nous avons connu, depuis l’arrivée de Riad Salamé, puisqu’il s’agit de lui, à la tête de la banque centrale, c’est un système rigide et archaïque de thésaurisation, d’argent pour l’argent et contre de l’argent, une insistance à cheviller la livre au dollar en contrepartie d’intérêts scandaleux où tous les riches, classe politique en tête, trouvaient leur compte. L’argent qui rentrait à ce moment-là venait en partie des jeunes émigrés qui envoyaient au pays aides et épargne. Mais il venait en premier lieu des investisseurs arabes auxquels des politiques hostiles et étriquées ont claqué la porte au nez. Qu’il y ait eu vol, par-dessus le marché, n’étonne personne, vu le niveau de corruption atteint sous votre mandat, Monsieur le Président, mais tant que le tonneau était rempli à un niveau acceptable, nul ne s’en souciait, vous le premier. Ramener ce qui est perdu, c’est bien. Œuvrer à créer un environnement propice à une reprise en force serait encore mieux. Ce pays pas plus grand qu’un département n’a besoin que d’un peu de bienveillance et quelques sacrifices d’ego pour renouer avec la prospérité. Ses qualités humaines en font foi, et la confiance, tout économiste débutant vous le dirait, est la seule clé. Mais en vous autant qu’en vos pairs, entourage et rivaux, la confiance est perdue.
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"Ce pays pas plus grand qu’un département n’a besoin que d’un peu de bienveillance et quelques sacrifices d’ego pour renouer avec la prospérité. " En dépit de la beauté de cet article magnifique, qu'on a plaisir à lire et à relire, " un peu de bienveillance et quelques sacrifices" ne seront pas suffisants pour sauver ce petit pays tombé dans la gueule de l'ogre "moumana3esque"!
Georges MELKI
13 h 24, le 12 avril 2021