C’est beaucoup trop pour une seule vie. D’un siècle l’autre, nombre de nos contemporains ont traversé bout à bout la crise de 1958; les premiers attentats à la bombe ; l’attaque aérienne de l’armée israélienne de 1968 ironiquement appelée « opération Gift », la guerre de 1975 à 1991, rouleau compresseur de 15 ans, torture lente et raffinée ; l’occupation israélienne, l’occupation syrienne, la vie sous la menace permanente de pénuries en tous genres, de chutes d’obus intempestives ou d’explosions de voitures piégées, les guerres d’élimination tour à tour interchiite, interpalestinienne, interchrétienne, la guerre dite de « libération » contre l’armée syrienne qui n’a abouti qu’au redéploiement de celle-ci, et puis le répit de Taëf qui n’a fait que mettre provisoirement en sourdine, à coups de billets verts, l’aigreur des perdants, et puis le faux espoir des années Hariri, vitrine refaite sur de sales petits tas de secrets, et rebelote, le souffle sournois de l’Iran sur les braises de la cupidité syrienne, les incubes voisins, les succubes locaux, l’illusion, au lendemain de l’assassinat du Premier ministre, de la possibilité de voir enfin un pays émerger d’une marée de drapeaux, mais que peut un drapeau ? Et puis la guerre de 2006 contre une armée israélienne qui n’a rien à perdre, les infrastructures, déjà bancales, dévastées ; à nouveau l’économie à plat et une forme de folie qui gagne, décuplée par une succession d’assassinats de faiseurs d’opinions, le vide qui menace à chaque échéance gouvernementale, les institutions suspendues pour le bon plaisir des uns ou des autres, les banques qui se mordent la queue, retenant l’argent en contrepartie d’intérêts scandaleux, l’économie réelle orpheline, le chômage inexorable, la grande solitude des Libanais. Sous ce ciel qui ne connaît pas la clémence, le désespoir est festif. À nouveau la scène nocturne en délire, la musique, l’alcool, les petits matins glauques et ce Beyrouth qui attire en son sein où l’on ne distingue plus la tristesse de la joie, la beauté de la décrépitude, le flot soudain extatique et fasciné des blasés de la planète. Et puis l’arrêt, à nouveau, de tout ce qui pulsait encore, même faiblement, l’argent transformé en poussière, la révolte légitime muselée, éborgnée, étouffée, frappée d’anathème, accusée de trahison. Et puis la monstrueuse double explosion au port de Beyrouth, et face à la douleur inimaginable d’un peuple déjà tant meurtri et qui vient de recevoir le coup de grâce, le silence assourdissant des autorités. Quels citoyens au monde en ont-ils subi autant ? Usées par un pouvoir trop long, trop lourd, trop vain, trop stérile, égotique, sans grâce, sans intelligence et sans prestige, entaché de mauvais calculs et d’alliances crapuleuses, marbrées de mauvaises graisses et de mauvais sang, leurs faces de carême, si elles n’étaient pas caricaturales, ne nous inspireraient que dégoût.
« Les gens qui nous dirigent, ils ne nous aiment pas », martelait un Algérien lors d’une manifestation du Hirak, vendredi dernier. Sentiment partagé de notre côté de la Méditerranée. Nos peuples sont pareillement affublés de régimes qui donnent l’impression d’être en guerre contre leurs propres administrés. Un gouffre se creuse entre une génération empesée, enracinée dans un passé failli, empêtrée dans des engagements contre nature, incapable de comprendre le présent, et une jeunesse bourrée de talents divers qui rue dans les brancards, pressée d’ancrer son pays dans le mouvement du monde et possédant au moins les outils pour le faire. Il est de plus en plus clair, la pandémie aidant, que les autorités libanaises ne souhaitent plus autre chose qu’un règne facile, un règne de retraite sur un peuple réduit à la misère et à la mendicité – autant dire l’esclavage – se réjouissant des miettes qu’elles veulent bien lui jeter. La seule projection positive qui leur vienne à l’esprit pour se renflouer est elle aussi attachée à une douleur qui est nôtre : celle de voir nos enfants partir sans retour et envoyer plus tard, à leurs familles en désarroi, le denier de l’émigré sur lequel l’État grappillera quelques sous.
Alors, franchement, leur gouvernement, qu’il voie ou non le jour, on se demande quelles créatures normalement constituées accepteraient d’y figurer avec de tels parrains. D’ici là, de toute manière, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts (sans passer par les robinets), et nous nous serons résignés à les laisser mourir de leur belle mort, car protester contre leur gouvernance infâme, c’est encore par défaut leur reconnaître une existence et une légitimité. Nous n’avons que les uns les autres, là est peut-être notre force, là est sûrement notre salut. Frappons aux portes les uns des autres comme avant, ayons du levain pour le pain du voisin. Encore et encore, ils n’auront pas notre joie.
commentaires (9)
Cet article est criant de vérité. On ne peut mieux décrire ce par quoi on est passé. Tout ce que je demande, c'est d'avoir encore le courage de continuer et essayer de vivre dans ce pays. Le plus alarmant, c'est qu'il n’y ait aucune lueur d’espoir ou un rayon de lumière qui puisse se faufiler dans ce noir absolu. Nicole Sayegh
Nicole Sayegh
12 h 33, le 06 avril 2021