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Lifestyle - Photo-roman

« C’est bien vous, la mère ? »

Aucun mot n’est à la hauteur du drame qu’a vécu Joumana Azar lorsque tentant de fuir le Liban, le 5 août 1989, à travers le port de Jounieh, un obus syrien de la «  guerre de libération » s’abat à côté de la barque où elle se trouve avec son mari Nabil et d’où ses deux filles, Rouba, 3 ans, et Maya, dix-huit mois, basculent puis se noient en mer...

« C’est bien vous, la mère ? »

Transport entre la terre ferme et les bateaux mouillant au port de Jounieh. Photo archives L’OLJ

Ce matin du 5 août 1989, pour la dernière fois, elle avait pris le temps de les baigner, de coiffer leurs chevelures comme des rubans de coton dont elle connaît encore par cœur la texture, et je vous parie, même l’odeur. Elle avait ensuite habillé leurs minuscules corps et même pris soin de leur couper les ongles, « avant le voyage ». Comme d’ordinaire, elles avaient rouspété un peu. Pour la dernière fois, elle les avait regardées sillonner la terrasse dans leurs petites voitures rouges, puis elle avait pris leurs corps contre le sien, leurs tout petits corps, fragiles et si peu apprêtés pour la guerre qui les attendait. Au moment de partir avec elles et son mari Nabil, elle avait jeté un dernier regard sur la mer qui s’étalait aux pieds de sa colline du Metn. Le cœur dans la main, elle s’était sans doute demandé ce que « là-bas » leur réservait. Ce qu’il pouvait y avoir khalf el-bahr, derrière la mer, comme dit la chanson de Salwa al-Katrib. Si Joumana Azar connaissait la réponse, si elle savait que, quelques heures plus tard, cette mer-là la séparerait pour toujours de ses deux fillettes, elle ne serait jamais partie. « Parfois, je me dis que j’aurai dû au moins conserver les morceaux de leurs ongles », regrette-t-elle encore aujourd’hui.

Les étiquettes sur leurs torses

J’ai vu Joumana mercredi dernier et jusqu’à cette seconde, j’éprouve une immense difficulté à aligner deux mots qui puissent rendre justice à ce drame qu’elle m’a confié. Pendant longtemps, elle avait refusé d’en parler, même si ça la brûlait à tout instant, à chaque fois qu’elle tombait sur un jouet oublié, ou qu’elle croisait dans la rue des petites filles qui ressemblaient étrangement aux siennes, même si « pas un jour ne passe sans que je ne pense à ce 5 août 1989, à mes filles, à ce qui nous est arrivé ». Peut-être pour conjurer ce sort, peut-être pour ne pas se laisser aller à la paresse de la tristesse, peut-être par souci de décence, peut-être une affaire de résilience, peut-être pour ses deux fils, Rida et Raja, nés après « l’accident », elle ne sait pas trop. Sauf qu’aujourd’hui, tandis que ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont responsables de l’innommable noyade de Rouba et Maya, continuent impunément de gouverner le naufrage de ce paquebot nommé Liban, 34 ans plus tard, Joumana considère que « ça suffit ». « Il est temps de rouvrir le tiroir de cette histoire. D’en parler, pour que le monde sache », tranche-t-elle avec une force que vient parfois trahir sa voix effritée, comme autant de morceaux d’une vie qu’elle n’a jamais pu recoller. Sa mémoire, par contre, bien qu’alourdie par le poids des souvenirs, est intacte. Elle est une plaie qui ne s’est jamais refermée. Entre deux IQOS sur lesquelles elle tire pour trouver son souffle et des mots, tout lui revient, « comme si c’était hier ». Les petites étiquettes qu’elle avait plastifiées à la librairie du coin, qu’elle leur avait épinglé au torse, « Rouba Azar, 3 ans, Maya Azar, 18 mois » avec une adresse à Chypre mais que toutes les deux avaient arrachées une fois arrivées au port de Jounieh où les attendait le Santa Maria, l’aéroglisseur qui faisait fuir les Libanais vers Larnaca. Elle se souvient de tout, de l’odeur de pétrole et de l’obscurité du port de Jounieh où s’entassaient des familles entières, avec leurs vies lâchées derrière, la peur au ventre, et leurs bagages de fortune. Elle se souvient des bombardements syriens qui avaient repris au Kesrouan, comme ça, sans raison, aussi fous et inutiles que toute cette guerre de libération, du Santa Maria qui recule du quai, après avoir déjà embarqué la plupart des passagers. Elle se souvient des pleurs des petites qui ne voulaient pas de tout cela, ce voyage dont on les faisait rêver, ce joli bateau qu’on leur avait promis, et qui ne demandaient qu’à « aller chez téta ».

Le journaliste français

Elle se souvient aussi des obus qui ne tombaient pas loin, à vue d’œil, de la peur de partir, de l’envie de rester ; la frayeur d’embarquer sans gilets de sauvetage sur cette chaloupe branlante qui devait les faire rejoindre le Santa Maria, avec la voix grave d’un officier qui lui intime : « Madame, ma tkattré haké, sans trop discuter, faites ce que je vous dis, et montez à bord. » Elle se souvient de Maya, dans ses bras, Rouba, dans les bras de son père Nabil, à peine quelques instants, avant que n’atterrisse un obus juste à côté de leur chaloupe. Elle se souvient de la chaloupe toute retournée, de la mer qu’elle avale par vagues, de ses bras qui se battent contre le courant, de ses cris qui cherchent ses petites entre les valises qui flottent, en débâcle. Elle se souvient, jusqu’au plus infime détail, de cette scène qui défie le pire des Titanic, de la force qu’elle a puisé pour s’agripper à une malle, puis un pneu, puis une corde jusqu’à grimper à bord du Santa Maria, trempée d’eau et de larmes. Elle se souvient de ces jeunes de l’association Joie et Espérance qui fredonnaient Raje3 Yet3ammar Lebnan, de l’absurdité et du cynisme de ce moment, de ce membre de l’équipage qui lui avait promis, en lui mentant, que ses filles sont avec leur père, à Jounieh. De l’autre côté, à Jounieh, on avait dit la même chose à Nabil. Elle se souvient de cette femme qui l’attendait à Larnaca et qui l’avait logée parce qu’elle savait. Joumana lui avait réclamé la radio, un téléphone, « mes filles, quelque chose. Le cœur d’une mère ne se trompe jamais ». Elle se souvient de la ligne qui capte enfin. Au bout du fil, la voix de sa belle-mère, au Liban : « Où sont Nabil et les enfants ? » « Pas avec toi ? » Mais elle ne veut rien entendre. Elle se souvient de la terre qui s’effrite sous ses jambes épuisées quand, au détour d’un deuxième coup de fil, on lui ment à nouveau, en prétendant que Rouba et Maya sont hospitalisées, mais « qu’elles vont bien ». Elle se souvient du trajet du retour vers Jounieh, à nouveau sous les obus syriens, de ce journaliste français qui l’avait reconnue et lui avait réclamé, deux minutes de son temps. « À ce moment précis, tout le monde avait compris, sauf moi, que les filles étaient parties. » Elle se souvient surtout de cet instant où, une fois sur la baie de Jounieh, un responsable de la sécurité l’avait regardée et, sans état d’âme, lui avait demandé : « C’est bien vous, la mère ? »

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Ce moment précis où tout d’un coup, au motif d’une guerre sans motifs ni pitié, Joumana était devenue la mère de ces deux filles fauchées par la barbarie des criminels qui nous tiennent lieu de dirigeants. Les mêmes qui n’ont cessé de déchirer des cœurs de mères, comme celui de Joumana et, pas plus loin que le 4 août 2020, celles qui se sont encore vu arracher leurs enfants. Les mêmes qui, à nouveau, trente ans plus tard, privent Joumana de ses deux fils, cette fois-ci, autrement, sur les déchirants chemins de l’émigration.

À la seule différence qu’aujourd’hui, ce qu’il y a khalf el-bahr, derrière la mer, ne lui réserve plus aucune surprise. Elle sait que la mer, cette fois, protégera Rida et Raja, du moins le temps que nous revienne notre Liban et que la mémoire de Rouba et Maya soit dignement honorée.

Ce matin du 5 août 1989, pour la dernière fois, elle avait pris le temps de les baigner, de coiffer leurs chevelures comme des rubans de coton dont elle connaît encore par cœur la texture, et je vous parie, même l’odeur. Elle avait ensuite habillé leurs minuscules corps et même pris soin de leur couper les ongles, « avant le voyage ». Comme d’ordinaire, elles avaient...

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Le Liban, quel pays tragique. C’est par quel hasard du calendrier pour commémorer un drame si affreux ? Des récits de guerre on en lit très souvent, et je me souviens très bien de cette tragédie, et en particulier du "commentaire" (…) d’un correspondant d’une radio étrangère, soulignant que le drame est circonscrit au seul "réduit chrétien". Reste que nous sommes à une année de ce que les journalistes considèrent la fin de la guerre, mais qu’en est-il d’autres drames vécus par d’autres mamans au début du conflit, quand il n’y avait aucune embarcation pour quitter le pays, et les difficultés des journalistes pour en témoigner. Un mot sur la résilience à laquelle je n’y crois pas, que nul ne peut soigner la douleur de Joumana, même le temps qui nous sépare du 5 août 1989, où les protagonistes, les anciens chefs de guerre sont toujours en place, et se prennent pour des bienfaiteurs de l’humanité.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

17 h 09, le 30 mars 2021

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Commentaires (2)

  • Le Liban, quel pays tragique. C’est par quel hasard du calendrier pour commémorer un drame si affreux ? Des récits de guerre on en lit très souvent, et je me souviens très bien de cette tragédie, et en particulier du "commentaire" (…) d’un correspondant d’une radio étrangère, soulignant que le drame est circonscrit au seul "réduit chrétien". Reste que nous sommes à une année de ce que les journalistes considèrent la fin de la guerre, mais qu’en est-il d’autres drames vécus par d’autres mamans au début du conflit, quand il n’y avait aucune embarcation pour quitter le pays, et les difficultés des journalistes pour en témoigner. Un mot sur la résilience à laquelle je n’y crois pas, que nul ne peut soigner la douleur de Joumana, même le temps qui nous sépare du 5 août 1989, où les protagonistes, les anciens chefs de guerre sont toujours en place, et se prennent pour des bienfaiteurs de l’humanité.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    17 h 09, le 30 mars 2021

  • Même en temps de paix, la justice peut être relative et approximative. Que dire de la justice en temps de guerre civile? Je ne sais si l’article est publié à l’occasion de la fête des mères. Il reste que le père, et d’autres parents, de Rouba et Maya a dû être brisé par la douleur sans doute. Ce qui est arrivé à Joumana et Nabil, son époux, est un drame, conséquence, dans ce cas directe, de la haine entre les hommes. Ce drame s’est malheureusement répété des milliers de fois sur notre terre brûlée. Le drame aussi est que si peu a changé depuis. Les mêmes têtes nous gouvernent et sont élues et réélues par le même peuple. À qui la faute? Aux élus ou à ceux qui les élisent? Ce sont les hommes qui sont injustes. Si la vie peut parfois être injuste, elle sait aussi compenser l’injustice qu’elle nous fait subir. La présence de Rida et Raja dans la vie de Nabil et Joumana le prouve.

    Hippolyte

    11 h 24, le 30 mars 2021

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